Monsieur André Bigotte, nous fait l'immense plaisir de nous livrer l'aboutissement de ses travaux, et nous propose une thèse inédite sur la bataille de la Sabis (57 avant J.-C.)
A l’écart des controverses et des polémiques, une lecture vigilante du récit de cet épisode célèbre de la conquête de la Gaule par Jules César permet de reconstituer la logique du conflit, dans l’organisation croisée de ses moindres détails : l’arrivée des légions, l’implantation des camps romain et gaulois, la stratégie des Nerviens, les différentes séquences de la bataille. La mise à jour de la structure homogène du texte permet la restitution de sa crédibilité, et la résolution d’un certain nombre de questions demeurées jusqu’ici en suspens.
Cette réflexion méthodique en appelle directement à la linguistique, à la topographie et à l’archéologie. La première fait admettre l’identification de la Sabis avec la Selle. La seconde manifeste la nécessité de situer le camp militaire de César sur le site élargi de l’ancienne seigneurie d’Avesnes-le-Sec, et le camp gaulois à hauteur du hameau de Fleury. La troisième autorise à retrouver dans les vestiges mis à jour au XIXe siècle, l’existence de la villa édifiée par les Romains après la bataille, à proximité de leur camp. La nouveauté de cette approche réside essentiellement dans la conjonction de ces trois paramètres.
Vouloir reprendre aujourd’hui la question de la bataille de la Sabis représente une vraie gageure. C’est endosser en effet le risque d’être voué aux gémonies, accusé de parti pris et d’incompétence. Après les études pertinentes certes, mais discordantes, qui ont été consacrées à cet épisode historique, quasi-légendaire, il faut certainement procéder à une exhaustive et minutieuse relecture du texte de César, en tentant, avec une vigilance de tous les instants, d’une part, de lui restituer sa cohérence, c’est-à-dire l’articulation logique de ses divers composants narratifs et descriptifs (y compris les plus ténus et les plus discontinus) en un faisceau homogène et concordant; d’autre part, de le rapporter à son référent, c’est-à-dire au cadre contextuel dans lequel il s’inscrit (à l’aide d’indices explicites, allusifs, ou interprétatifs), et qui mobilise des représentations linguistiques, topographiques et archéologiques.
La guerre contre le peuple nervien occupe quatorze chapitres du livre II du Bellum Gallicum (Guerre des Gaules), principale source documentaire dont on dispose, rédigé par Jules César lui-même (1). La narration, on en fera maintes fois le constat, suit avec une rigoureuse précision la chronologie et la logique des événements, s’autorisant toutefois certains dispositifs qui en rendent la structure complexe : incises fournissant des éclaircissements sur des points particuliers, diachronisation d’événements simultanés, suspension des faits rapportés alternant avec des retours en arrière, ellipses exercées sur ce que les lecteurs sont censés savoir ou sur ce qu’ils peuvent ignorer. Il a été souvent répété que César pratiquait habilement l’art de la déformation historique, imposant une dramatisation des faits destinée à promouvoir la gloire du héros et sa propagande à Rome. Il est évident que les faits sont généralement tirés du côté où l’auteur veut les faire pencher, pour son autosatisfaction : sa victoire physique se double d’un récit victorieux. Cependant, il convient de reconnaître aussi certaines particularités moins critiques du texte de César : d’une part, le récit se déroule suivant le point de vue subjectif de César lui-même, et ne rapporte de l’action que ce que le général romain en a observé. D’autre part, on ne peut contester une réelle authenticité des événements rapportés (des témoins étaient susceptibles de lire les récits), ni nier tout à fait l’impartialité dont César fait parfois preuve : il ne cache pas qu’il n’a pas toujours la maîtrise des opérations (BG II-21 ; II-26,3), il reconnaît la compétence de ses soldats (BG II-20) et le courage des ennemis (BG II-27,2). Quant à la gêne provoquée par les haies nerviennes sur le champ de bataille, elle est à peine exagérée (BG II-22), et les interventions directes de César auprès des légions ne sont pas du tout négligeables (BG II-21,1/2 ; II-25,2/3 ; II-26,1/2).
Repères
Autrefois la France s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois : mais apprend–on encore cela à nos petits écoliers ? En tout cas, les aventures d’Astérix ont popularisé et humorisé la guerre des Gaulois et des Romains. L’histoire de ces conflits remonte au deuxième siècle avant J-C : la Gaule est alors un pays prospère et bien organisé, qui englobe la Belgique et la Suisse, contient dix ou quinze millions d’habitants répartis en quelque deux cents états indépendants. Lors d’une première conquête, entre 125 et 121 avant J-C, les Romains annexent la Gaule du sud (la Provencia, de Toulouse à Genève, via Lyon, Narbonne, Nîmes, Orange, Marseille, Aix-en Provence, Nice). En 58 avant J-C, le consul César (43 ans) reçoit pour cinq ans le gouvernement de cette Gaule romaine, assisté de quatre légions.
A ce moment-là, les Helvètes, peuple gaulois installé à l’étroit dans la Suisse actuelle et qui subit la pression de ses voisins germains, entreprennent de franchir le Rhône, de parcourir toute la Gaule et d’émigrer vers l’ouest, en Charente Maritime. Le passage par la Province romaine leur ayant été interdit par César, ils traversent et ravagent le pays des Eduens (Morvan), amis de Rome. César décide alors d’intervenir afin de porter secours à ces derniers, mais surtout pour obliger les Helvètes à rester en place, et par là-même empêcher que les contrées laissées vacantes par leur départ ne soient convoitées par les Germains : les Helvètes, en effet, forment un écran protecteur entre les Romains et les Germains. Ainsi, César engage une vaste conquête de la Gaule, qui nécessitera huit campagnes annuelles.
La première campagne est menée en Gaule Celtique (au sud de la Seine) à partir du printemps 58 avant J-C. avec une armée de six légions (2) qui passe le Saint-Bernard, défait les Helvètes au mont Beuvray (Bibracte) près d’Autun, puis repousse les Suèves près de Langres : ces deux peuples sont contraints à retourner dans leur pays. César bat ensuite les Germains et les oblige à repasser le Rhin, mettant fin à leur suprématie en Gaule. Mais les peuples de la Gaule Belgique (entre le Rhin et la Seine) craignent pour leur indépendance, et préparent une forte coalition.
Au printemps suivant, César lève deux autres légions et lance la seconde campagne des Gaules. Elle commence sans grande difficulté : César fait alliance avec les Rèmes (Champagne), puis obtient la soumission des Suessions (Soissonais), des Bellovaques (région de Beauvais) et des Ambiens (vallée de la Somme), peuples qu’il bat sur l’Aisne (Axona, BG II-8/15). Il établit son quartier général à Samarobriva (« Pont sur la Somme » en Ambianie, oppidum gaulois ?), c’est-à-dire à Amiens ou à proximité. La saison est celle des chaudes journées de la fin juillet 57 avant J-C. César va maintenant devoir s’attaquer aux Nerviens. La bataille de la Sabis est l’événement capital de cet épisode, elle sera pour les Romains une épreuve difficile.
Avant de partir en campagne, César prend des renseignements précis sur les Belges, il apprend qu’ils sont les plus braves des peuples gaulois (BG I-1), et en particulier les Nerviens, les plus farouches des Belges (BG II-4). Le vocabulaire qui les décrit relève d’une thématique essentiellement militaire : hommes rudes et d’une grande valeur guerrière ; n’acceptent aucune proposition de paix (BG II-15,4). La Nervie est un vaste territoire entre la Sambre, la Scarpe et l’Escaut, dans la région du Hainaut actuel, au cœur de la forêt des Ardennes, la plus grande forêt de toute la Gaule, elle s’étend du Rhin en pays trévire jusqu’aux Nerviens (BG VI-29) (3). La Nervie est traversée par l’importante route qui va de Paris à Cologne via Bavay, et que César empruntera plusieurs fois (BG II-16/33, V-26/52, VI-20/43).
Traversée de l’Ambianie ou de la Nervie ?
César dispose de huit légions : - quatre de premier ordre (7e, 8e, 9e, 10e), contenant des soldats d’élite et accordées par le Sénat dès que César reçoit le commandement de la Gaule du sud ; la légion 10e constitue la cohorte prétorienne de César, sa garde personnelle (BG I-40), elle jouera un rôle essentiel dans la campagne contre les Nerviens ; - et quatre légions adventives, nouvellement levées ; les légions 11e et 12e sont appelées par César en 58 et financées personnellement par lui (BG I-10) ; les légions 13e et 14e sont amenées d’Italie au début de l’été 57 par Quintus Pédius, neveu de César (BG II-2), aussitôt révélée la coalition belge. Il faut ajouter des troupes auxiliaires : cavalerie, infanterie légère, prisonniers, valets.
S’aperçoit donc une rigoureuse symétrie : les légions sont groupées deux par deux, pour que la compétence et l’ancienneté des unes compensent la nouveauté et l’inexpérience des autres. Cette disposition est respectée, à la fois dans le camp et sur le champ de bataille : les fortes légions 9e + 10e avec à leur tête Titus Attius Labiénus, un des meilleurs lieutenants de César (BG II-11 ; II-26) ; les légions mixtes 8e + 11e et 7e + 12e ; les légions plus faibles 13e + 14e. Toute l’armée est sous les ordres de César, commandant en chef. D’autres légats sont cités dans la proximité du récit de la bataille contre les Nerviens, sans qu’il soit possible de préciser les légions dont ils ont le commandement : Quintus Pédius et Lucius Aurunculéius Cotta (ils ont peut-être en charge la cavalerie, BG II-2 ; II-11), Quintus Titurius Sabinus (BG II-9 ; II-10), Publius Lucinius Crassus (BG I-52 ; II-34 ; III-7), Servius Sulpicius Galba (BG III-1).
Déterminé à marcher contre les Nerviens (ils avaient pour voisins les Nerviens BG II-15,3 ; il n’est pas encore question, à ce point du récit, de coalition avec les autres peuples belges), César emprunte la route qui mène d’Amiens (Samarobriva) à Bavay (Bagacum) (4), et qui, selon toute vraisemblance, est déjà tracée du temps des Gaulois. Elle deviendra une voie gallo-romaine attestée par l’Itinéraire d’Antonin (copie d’un document de la fin du 3e siècle) et la table de Peutinger (copie vers 1265 d’une carte romaine des 3e et 4e siècles). Il s’agit de l’axe important qui joint Amiens, Cambrai, Bavay, Tongres, jusqu’à Cologne. Les légions sont devancées et éclairées par la cavalerie, et protégées sur leurs flancs par l’infanterie légère.
Après trois jours de marche à travers leur pays (Cum per eorum fines triduum iter fecisset, BG II-16) : cette notation temporelle traduit la marche de César durant trois jours dans le pays ambien qu’il vient de conquérir, avec un rythme qui est celui d’une progression ordinaire de 16 milles par étape (justum iter ; chaque légionnaire doit porter 30 à 40 kg d’équipement personnel : armure, casque, bouclier, javelot, pèle, rations, etc.), soit ici trois fois 20 à 30 km, c’est-à-dire 60 à 90 km. Les camps d’étapes sont toujours à proximité de l’eau et des prairies, afin de faciliter le ravitaillement de l’armée en denrées alimentaires. Parti d’Amiens, César marche pendant 30 km et arrive à Albert ou à proximité pour y passer la nuit, premier camp d’étape à la fin du premier jour de marche. Le lendemain, il reprend la route, parcourt 20 km et s’arrête à Bapaume ou dans les environs pour y établir le second camp d’étape à la fin du deuxième jour de marche. Enfin, après 25 km, il atteint Cambrai ou les parages pour y installer le camp d’étape à la fin du troisième jour, sur la frontière Ambianie-Nervie.
L’expression eorum fines (à travers leur pays) a déjà été employée au chapitre précédent (Eorum fines Nervii attingebant : Leur pays touchait aux Nerviens, BG II-15,3). Cette notation spatiale pointe ici la frontière commune de l’Ambianie et de la Nervie. La question est déterminante : dans les deux cas, l’expression eorum fines désigne le pays ambien et non celui des Nerviens, pour plusieurs raisons :
- César n’est pas obligé d’envoyer des informateurs en Nervie, il obtient de la part de prisonniers ambiens (ex captivis, BG II-16) des renseignements sur la position de l’ennemi et l’importance de ses troupes (BG II-16). Leur pays désignerait alors le pays des prisonniers ambiens qui renseignent César ;
- les paragraphes BG II-15,4 et II-16 sont des incises informatives au style indirect, dans lesquelles César rapporte ce qu’on lui dit des Nerviens, relativement à leurs mœurs et à leurs préparatifs de guerre. Mais les Romains sont toujours pour le moment à Samarobriva, chez les Ambiens qu’ils viennent de conquérir : pour preuve, les espions belges qui vont de nuit informer les Nerviens (nocte ad Nervios pervenerunt, BG II-17,2) ;
- César ne parle pas des Atrébates (Artois) dont il doit pourtant traverser la pointe sud du pays pour se rendre en Nervie. Mais il semble inutile de faire l’hypothèse qu’avant de combattre les Nerviens il aurait soumis les Atrébates sans en faire mention dans son texte : d’une part, on apprend tout de suite que les Atrébates ont décidé de soutenir l’armée des Nerviens (BG II-16) ; César a donc pu traverser une petite portion de leur territoire sans être inquiété. D’autre part, pourquoi n’aurait-il pas mentionné ce peuple, même succinctement, alors qu’il relate, en deux mots, la rapide soumission des Ambiens (BG II-15,2) ? Enfin, en suivant la chaussée gauloise Amiens-Cambrai-Bavay, il reste dans la proximité des frontières contiguës de l’Ambianie, de l’Atrébatie et de la Nervie, et traverse un peu de ces trois pays. L’expression per eorum fines traduirait cette progression trans-frontalière, sur un axe routier qui joint ces territoires. A moins qu’il faille repousser un peu au nord-est la limite du territoire atrébate, et que les trois jours de marche se soient entièrement effectués dans le pays ambien, le long de sa frontière avec l’Atrébatie : ce qui expliquerait plus aisément encore que César ne mentionne pas cette dernière région ;
- si l’on retient l’hypothèse des trois jours de marche des Romains en terre nervienne, il faut admettre que les troupes atteignent alors la Sambre. Mais les Nerviens, dont César décrit le caractère indépendant et la volonté d’empêcher l’accès de leur territoire aux importuns et aux envahisseurs (BG II-15,4 ; II-17,3), n’auraient certainement pas accepté que l’ennemi parcourût, avant de lui livrer bataille, la presque totalité de leur pays. Par ailleurs, les légions auraient dû traverser toute la forêt des Ardennes dont César mentionne le caractère impénétrable et insondable (BG II 18,1) ;
- le retard des Atuatuques qui viennent de plus loin au nord (région de Namur et du Brabant) et n’arriveront que très tard sur le champ de bataille (BG II-29), ne s’explique pas si la Sabis, derrière laquelle sont rassemblés les Gaulois, est la Sambre, rivière qui se trouve à proximité de la frontière atuatuque.
Après trois jours de marche en Ambianie, César établit donc un camp d’étape pour le repos de l’armée, aux environs de Cambrai sur l’Escaut. Ce fleuve et sa vallée constituent probablement l’espace frontière de la Nervie. Cambrai (Cameracum) n’est pas citée, elle n’est à l’époque qu’un petit bourg possédant un pont sur l’Escaut, et au carrefour des routes gauloises Amiens-Bavay et Arras-Reims. Le franchissement de l’Escaut (Scaldis) ne pose aucune difficulté particulière à des soldats entraînés et exercés aux techniques militaires. Ici se place, dans le texte latin, une seconde incise au discours indirect (BG II-16), qui consigne ce que César apprend, par les prisonniers, de la coalition des Nerviens et de trois autres peuples gaulois qu’ils avaient persuadés de tenter avec eux la chance de la guerre (BG II-16). Au soir du troisième jour, César sait maintenant qu’il arrive à proximité de l’ennemi : il délègue, en avant, des éclaireurs (exploratores) et des centurions (centurionesque) chargés de choisir un emplacement favorable pour y établir le camp (BG II-17,1). A cet endroit s’intercalent deux nouvelles incises concernant des points primordiaux de la stratégie nervienne :
- la nuit qui précède la bataille, des Gaulois et des Belges « espions » (speculatores) qui accompagnent l’armée de César, passèrent de nuit chez les Nerviens (BG II-17,2) et informent le chef gaulois Boduognatos de l’approche de l’ennemi et de son ordre de marche : les six légions se succèdent à un long intervalle, espacées l’une de l’autre par le convoi de leurs impédiments (bagages, tentes, armes, outils, machines de guerre, etc.). Les espions conseillent alors aux Gaulois d’attaquer la première légion dès qu’ils verront arriver au camp son convoi de bagages, de piller ce convoi, et de mettre ainsi en déroute les autres légions qui suivent. La stratégie gauloise, on le verra, sera toute autre. Mais César ne sait rien encore de ces intentions imminentes et s’attend plutôt à un combat pour le lendemain ou les jours qui suivent.
- pour se défendre, les Nerviens ont mis au point un système de haies défensives constituées de branches entremêlées de ronces et de buissons épineux, et qui représentent une difficulté pour la vue et la marche : l’armée romaine est embarrassée dans sa progression par ces obstacles (BG II-17,4). César ne parle de ces haies vives qu’après les trois jours d’approche, preuve supplémentaire que cette marche est effectuée en territoire non nervien. Les haies sont une gêne pour l’armée romaine pendant le quatrième jour, entre l’Escaut (Cambrai) et la Sabis, soit sur une distance d’environ 15 km, trajet suggéré par l’incise des paragraphes BG II-17,3/4 dont la fin embraye sur la marche des Romains vers le champ de bataille évoqué au début de la séquence suivante. Le territoire nervien est donc protégé de la pénétration de l’ennemi par un triple ou quadruple système défensif naturel : le fleuve de l’Escaut qui constitue la zone frontalière ; les haies déployées entre ce fleuve et la Sabis ; la forêt des Ardennes qui s’étend de l’Escaut jusqu’au Rhin ; les marécages qui peuvent servir de replis ou de refuges. Il faudrait y ajouter des camps fortifiés, tel celui signalé dans le texte de César.
A partir de Cambrai, les légions continuent sur la route qui mène à Bavay, et dont le tracé est repris par l’actuelle D.114 qui recouvre cette voie de 6 m. de large passant à Naves, Villers-en-Cauchies (dont le nom dit assez qu’il se situe sur une route), Saulzoir, Vendegies, Villers-St-Pol, Wargnies, et aboutissant à Bavay. A moins que, sachant parfaitement où les attendent les Nerviens, elles passent plus au nord, à travers champs (ou plutôt les haies vives), et dessinent par anticipation le profil du chemin qui conduit de Cambrai à Valenciennes, futur diverticulum qui passe à Naves et Rieulx, puis monte vers Haspres, Monchaux, Maing et Famars.
Une fois à Cambrai, son camp n’était pas à plus de 10 milles de la Sabis (BG II-16), c’est-à-dire à 15 km. (5), soit environ une demi-journée de marche, ou un peu plus en tenant compte du ralentissement dû aux haies, puisque l’armée est maintenant en pays nervien. La rivière rencontrée, César l’appelle Sabis. Or, de Cambrai vers Bavay, c’est la Selle qui se rencontre à 15 km. La thèse officielle, avancée par D’Arbois de Jubainville, Napoléon Ier , Napoléon III, C. Jullian, L.A. Constans, P. Pierrard, A. Vanderschelden, localisent cette bataille sur la Sambre (Sambrica), généralement près d’Haumont. De leur côté, Fraikin, A. Le Glay, R. Verdière donnent leur préférence à l’Escaut (Scaldis) et situent le combat près de Vaucelles. Pour sa part, E. Mourey opte pour l’Écaillon. De solides raisons, d’ordre à la fois géographique, historique, toponymique et tactique, autorisent au contraire à placer le conflit sur la Selle, affluent droit de l’Escaut (6).
Aux arguments développés ci-dessus, s’ajoute une considération linguistique. Plutôt que d’avancer une hypothétique erreur de transcription épigraphique commise deux fois (BG II-16 ; II-18,2) par un scribe qui aurait confondu Sabis et Scaldis, il semble plus judicieux de recourir aux lois ordinaires de la phonétique historique : Sabis – accusatif Sabim a donné Savis – Sauim dès les premiers siècles, par sonorisation du [b] intervocalique en [v] (comme le latin faba a produit « fève », ou caballus « cheval » ; cf. documents concernant Douchy et Noyelles entre 706 et 950 : Dulcius Niella super fluvium Savum), et vocalisation du [v] en [u]. Puis le toponyme a évolué vers Save – Saue par amuïssement de la syllabe finale, et vers Seva – Seue aux alentours du 10e siècle par fermeture du [a] en [é] (comme le latin gratum a engendré « gré », cf. document de l’abbaye de Saint-Pierre de Gand relatif à Douchy et Noyelles en 964 : in Hainaco pago, super fluvium Seva, villa duas Dulciaca atque Nigella). La production d’un hiatus a abouti à Sewe prononcé [sé-ou-é], réduit ensuite à Séé puis à Sé ou Ses (on lit cette dernière graphie en 1286 ; cf. l’évolution du latin pavore qui a donné paour puis « peur »). Enfin, on trouve Seelle ou Selle par adjonction d’un suffixe diminutif (de la même façon qu’Avesnelles est le diminutif d’Avesnes, ou tourelle une petite tour). La Selle est donc la petite Sée.
On est ainsi conduit à une question géologique. Ce n’est pas la profondeur de la rivière qui impressionne César : en plein mois de juillet, la profondeur de l’eau était d’environ trois pieds, soit à peine un mètre (BG II-18,4), mais plutôt la largeur du cours d’eau : les Gaulois avaient osé franchir une rivière très large (BG II-27,2). Au temps de la Guerre des Gaules, la Selle était-elle plus large qu’aujourd’hui ? (d’où la forme diminutive dont le nom est affecté). Ou faut-il tenir compte de la pente découverte sur 300 m. dont parle César, et de la pente identique de l’autre côté, ce qui porterait la largeur totale de la vallée du fleuve à 600 ou 700 mètres au moins. Dieudonné (Statistique du département du Nord, 1804, tome I, p. 24-25) estime que depuis Haspres jusqu’au point où cette vallée se réunit à celle de l’Escaut, elle a 800 m. de largeur.
Le camp romain
Qu’ils suivent la route Cambrai-Bavay, ou la voie Cambrai-Valenciennes, les Romains se trouvent à quelques kilomètres de la Selle et traversent des gués sur le Petit Erclin entre Naves et Cagnoncles, et sur l’Erclin au nord de Rieulx (il y existait jadis un Pont de Rieulx) ; ces deux « riots » du Cambrésis sont d’ailleurs peut-être alors à sec ou à peu près. Puis, sur le rapport des officiers envoyés en précurseurs, ils prennent au nord, se rapprochant de la Selle jusqu’au point où les attendent les Gaulois. Ils implantent le camp (castrum) (7) en haut d’une petite proéminence, sur la rive gauche de la Selle, dans l’angle ouvert entre la route Cambrai-Bavay et la rivière, à l’emplacement du site occupé aujourd’hui par le domaine du château d’Avesnes-le-Sec. Pour l’édification du camp, le lieu présente plus d’un avantage : une hauteur qui s’abaisse lentement en pente douce, à proximité des forêts qui procurent le bois, près de l’Escaut qui fournir l’eau, et au beau milieu de la campagne où les troupes se procurent les denrées dont elles ont besoin. Si besoin est, César peut y faire camper ses légions pendant la durée d’un siège. Plusieurs séries de remarques s’imposent ici :
- les éclaireurs romains ne peuvent pas vraiment choisir l’emplacement idéal pour le camp : les Gaulois sont réunis en un point précis où ils attendent les Romains sur les bords de la Sabis (BG II-16, II-18,2). Le camp est installé selon le programme habituel, mais aussi en tenant compte du terrain relativement plat et découvert où la vue ne porte pas très loin ; de la pente de la colline et des courbes de niveau (le camp est construit parallèlement à ces lignes) ; du système des haies nerviennes qui barrent le regard (les haies joueront un rôle capital lors du combat puisqu’elles empêcheront la coordination des légions et l’organisation des combats du côté romain, BG II 22,1) ;
- le front du camp n’est pas orienté absolument face à l’ennemi, mais plutôt SO-NE, dans l’axe du camp gaulois situé sur la gauche de l’armée romaine, au lieudit Fleury, entre Noyelles et Haspres. Cette disposition peut expliquer deux ou trois épisodes du combat : l’attaque directe du flanc droit romain par les Nerviens ; l’observation par Labiénus, depuis le camp gaulois et donc malgré l’éloignement, de l’invasion du camp romain assiégé par les Gaulois ; enfin, l’intervention salvatrice des deux légions à la fin du combat. Il y aura à revenir sur ces points ;
- le camp est établi sur une colline toute en pente douce qui descendait vers la Sabis (BG II-18,2). A l’emplacement du front avant du camp, entre la D.74 et la D.81, le terrain s’élève à une hauteur de 70 m., puis s’abaisse progressivement au nord-est vers la Selle jusqu’à la courbe de niveau 40 ou 42 m., en épousant le tracé des courbures de la rivière. Le camp n’est pas situé exactement sur le sommet de la crête (summum BG II-18,2 ; summum castrorum BG II-23,4), mais un peu en retrait de cette hauteur. A proximité, la tour actuelle d’un moulin à vent construit au 17e siècle domine une hauteur de 72 m. qui est l’un des points les plus élevés de la région. De là, César peut surveiller la campagne sur plusieurs kilomètres à la ronde ; il peut aussi avancer vers la Selle, au niveau de l’actuelle D.81 où des proéminences de plus de 70 m. lui procurent une vue plongeante vers la rivière. C’est de ce point culminant que les Atrébates sont rapidement refoulés de la hauteur vers la rivière (BG II-23,1) ;
- la porte décumane est parfois située à l’arrière du camp romain, sur une hauteur ; mais il arrive, surtout quand on doit s’adapter au relief du terrain, que ce soit la porte prétorienne qui occupe la partie haute du camp. Ici, tout laisse entendre qu’on a affaire au second cas. En effet, quand il est question du point le plus élevé du camp vers lequel se dirigent les Nerviens (BG II-23,4), il s’agit vraisemblablement de la porte avant, face à l’ennemi, et alors complètement dégarnie de soldats : les ennemis montaient en face de nous (BG II-25,1). Plus tard les valets, de la porte décumane, sur le sommet de la colline (ab decumana porta ac summo jugo collis, BG II-24,1, seule occurrence concernant cette porte), voient la victoire romaine sur les Atrébates, sortent et en se retournant voient le camp envahi. C’est la traduction de Constans en 1926 : le sommet de la colline est ici un explicatif ou un locatif. En revanche, Nisard en 1865 et Lamothe en 1940 écrivent : les valets qui, de la porte décumane et du sommet de la colline : le sommet de la colline indique alors un déplacement, une progression. Pour lever l’ambiguïté du texte latin à l’origine de deux interprétations contradictoires, éviter la redondance porte décumane / sommet de la colline, et rendre leur sens aux mouvements des valets, il est nécessaire de respecter dans la phrase latine assez complexe (BG II-24,1) l’ordre des circonstanciels de temps et de lieu : 1. ab decumana porta, les valets partent de la porte décumane où ils sont cantonnés comme d’habitude, et se dirigent vers le champ de bataille en longeant le flanc gauche du camp ; 2. ac summo jugo collis, ils arrivent au sommet de la colline, cette ligne de crête à partir de laquelle le terrain descend doucement vers la rivière ; les valets sont maintenant au-delà du camp (ac latin est un ablatif et non un accusatif indice de mouvement) ; 3. nostros victores flumen transisse conspexerant, de là ils voient Labiénus enlever le camp des Atrébates ; 4. praedandi causa egressi, ils s’apprêtent à traverser la rivière et à piller le castrum ennemi ; 5. cum respexissent et hostes in nostris castris…, mais ils se retournent et voient le camp envahi, ils prennent la fuite, etc. Deux remarques : 1) il n’y a pas de rapport direct dans le texte latin entre la sortie du camp ab decumana porta, et, trois lignes plus bas, l’intention de faire du butin ; 2) egressus, terme lié ici au pillage, indique en latin une sortie, mais également un départ : les valets s’apprêtent à piller, mais ils se retournent (ils sont toujours sur le sommet de la colline) et voient le camp envahi par les Gaulois. La porte pretoria occupe donc une position plus élevée que son opposée décumane.
Du côté gaulois, la rive, également en pente douce (en face, de l’autre côté de la rivière, naissait une pente semblable, BG II-18,2) est dégagée dans le bas sur une distance de 200 pas soit 300 m., et couronnée de bois impénétrables et insondables, dans lesquels sont réfugiés les Gaulois (BG II-18,3). La bataille va donc se dérouler entre ce camp et la rivière, et mettre aux prises 100.000 soldats gaulois et 60.000 soldats romains, soit 160.000 combattants. César connaît ces chiffres et doit en tenir compte pour l’établissement de son camp, à une distance raisonnable de 2500 m. à 3000 m. de la rivière. Ce chiffre peut paraître assez considérable, mais :
1) les Romains, par prudence, évitent de s’engager dans les bois (BG II-19,4), ils contraignent les Gaulois à franchir la rivière et à combattre de l’autre côté, devant le camp romain : le champ de bataille doit donc avoir une profondeur suffisante pour contenir un volume conforme aux effectifs des armées romaine et gauloise réunies, c’est-à-dire 160.000 combattants. La profondeur de 3 km. est une distance moyenne et ordinaire : lors du siège de Bibracte chez les Helvètes en 58 avant J-C, les camps gaulois et romain sont distants de plus de 4 km. (3000 pas, BG, I-22). Cette même année, le camp des Germains est à 3 km. de celui de César (deux milles, BG I-48). Lors de la bataille de l’Aisne, peu avant celle sur la Sabis, le camp romain est à un peu moins de deux mille pas (3 km.) de celui des Gaulois (BG II-7). Pendant la troisième année de la conquête, le camp de Sabinus est situé également à 3 km. du camp gaulois de Viridovix (deux milles, BG III-17) ;
2) cette distance explique qu’au début de la bataille, les Atrébates soient essoufflés de leur longue course depuis la Selle à la poursuite des 9e et 10e légions (BG II-23,1). Elle explique aussi le temps nécessaire à la cavalerie et l’infanterie légère mises en déroute au commencement de la bataille pour rentrer au camp (BG II-24,1). La rapidité de l’arrivée des soldats gaulois, plusieurs fois évoquée (BG II-19,6/7/8 ; II-20,4) ne plaide pas nécessairement en faveur d’une proximité du camp romain par rapport à l’ennemi, mais renforce au contraire le sentiment de surprise qu’éprouve César devant la vitesse avec laquelle l’ennemi franchit une aussi grande distance ;
3) six légions présentes sont déployées devant la rivière : que le schéma habituel de vingt-quatre cohortes en première ligne soit respecté, ou que les légions soient disposées un peu au hasard et séparées les unes des autres, l’un ou l’autre de ces agencements nécessite un front de défense déployé sur 2 à 3 km. environ de longueur, entre Haspres (à hauteur du Vieux chemin de Cambrai qu’ont peut-être emprunté les légions romaines) et Noyelles-sur-Selle (un peu au-delà du camp gaulois de Fleury) ;
4) il faut en outre tenir compte de deux paramètres au moins :
- pour combattre indépendamment, manier facilement ses armes, chaque soldat romain a besoin d’un espace de 4 mètres carrés environ autour de lui (César, dans la dernière phase du combat, fera desserrer les soldats trop pressés les uns contre les autres pour manier l’épée, BG II-25,2) ;
- les circonstances d’urgence et de rapidité empêchent les Romains d’adopter les règles de la tactique usuelle (BG II-21,4) ; de surcroît les haies nerviennes empêchent la liaison des légions qui sont trop dispersées et trop éloignées les unes des autres (BG-II-22,1).
Avant la bataille, une fois en pays nervien (à l’approche de l’ennemi, donc certainement au départ de Cambrai) et comme il est coutumier à l’armée romaine, l’ordre de marche subit un changement notoire (BG II-19,2) : en avant sont les frondeurs et les archers, puis la cavalerie légère suivie de la 10e légion avec César lui-même ; viennent ensuite les cinq autres légions groupées (12e, 11e, 9e, 8e et 7e) ; suit le long convoi des bagages (qui peut faire plusieurs kilomètres de long) ; enfin, fermant la marche, les deux dernières légions (13e et 14e). L’ordre de marche de l’armée détermine l’ordre d’arrivée sur le champ de bataille et l’ordre d’intervention dans le conflit (BG II-23) :
- les 9e et 10e légions, au centre de la colonne en marche, se détachent les premières et prennent place à l’aile gauche sur le champ de bataille (dans le camp elles se seraient installées au centre gauche et seraient sorties par la porte sinistra), elles sont les premières prêtes à combattre ;
- puis les 12e et 7e légions, en première et dernière places de la colonne, se disposent à l’aile droite (elles se placeraient au centre droit du camp et sortiraient par la porte dextra) ;
- enfin les 11e et 8e légions, seconde et avant-dernière de la colonne, s’installent au centre du champ de bataille (elles s’établiraient à l’avant du camp, et le quitteraient par la porte prétoria).
Le camp gaulois
Les Gaulois qui affrontent César rassemblent quatre peuples voisins : les Nerviens sont les plus nombreux, ils totalisent 60.000 soldats (BG II-28,1 ; précédemment ils avaient promis 50.000 hommes, BG II-4), les Atrébates de la vallée de la Scarpe et la région d’Arras sont 15.000, les Viromandues de la région de Saint-Quentin fournissent 10.000 soldats. Ils doivent recevoir bientôt le renfort des Atuatuques qui viennent de la région de Namur, avec 19.000 guerriers (BG II-16). Une telle coalition prouve que les peuples gaulois sont capables de s’entendre entre eux quand il s’agit de lutter contre un ennemi commun. Les Atuatuques ne sont pas encore arrivés : c’est environ 85.000 soldats gaulois qui attendent derrière la Sabis les 30.000 légionnaires auxquels s’ajoutent 20.000 auxiliaires, soit un peu plus de 50.000 soldats sous les ordres de César. Si les Romains sont visiblement moins nombreux, en revanche ils sont une armée de métier, organisée, disciplinée et entraînée, alors que les troupes gauloises sont mal équipées et mobilisées pour la circonstance. Néanmoins, les Belges avaient formé leur front et disposé leurs unités à l’intérieur de la forêt, augmentant leur assurance par la solidité de leur formation (BG II-19,6). Ailleurs, observant les avantages que donne aux Gaulois le théâtre des opérations (nature du terrain et présence des haies), César prétend que les chances étaient trop inégales pour que la fortune des armes ne fût pas aussi très diverse (BG II-22,2).
L’armée gauloise, positionnée derrière la rivière, dans les bois, sur la rive droite de la Selle, est rangée en ordre de combat, selon un dispositif linéaire : à droite sont placés les Atrébates (opposés au flanc gauche des Romains dirigé par Labiénus, BG II-23,1) ; au centre les Viromandues (en face de l’aile centrale romaine, BG II-23,3) ; à gauche et en réserve d’intervention les Nerviens (opposés à l’aile droite de César, BG II-23,4). Malgré cette répartition sérielle des trois cités en guerre, toute l’armée est sous les ordres du chef nervien Boduognatos (BG II-23,4), et assez solidaire pour se mettre en branle toute ensemble, et attaquer dans un seul et même élan (BG II-19,6). Les non-combattants (femmes, enfants, vieillards) ont été éloignés du lieu des combats, dans les marais inaccessibles à une armée (BG II-16), dans une région de lagunes et d’étangs (BG II-28,1), peut-être dans la vallée marécageuse de la Scarpe, en Atrébatie.
La citation de la prise du camp gaulois par l’aile gauche romaine invite à situer cette « forteresse » ou ce « camp » à hauteur des troupes atrébates, aux environs du hameau de Fleury, derrière la Selle, à égale distance de Noyelles-sur-Selle et d’Haspres. Sur la hauteur de leur colline, le camp gaulois (castrum, BG II-26,3) sur lequel César ne fournit absolument aucun détail, peut être imaginé comme une enceinte fortifiée constituée d’un large fossé cernant un solide rempart de terre, de craie et de pierre, et abritant une petite agglomération. Ou les Gaulois ont eu le temps d’installer un camp fortifié pendant les préparatifs romains à Amiens et les trois jours de marche de l’armée ; - ou ils se sont cantonnés dans la forêt à proximité d’une fortification existante. Car ce camp retranché, près d’une rivière et d’une route, à l’orée d’une forêt, est sans doute davantage qu’un simple campement improvisé, ou même qu’un petit village entouré de remparts et doté d’une tour de gué : il est peut-être une cité importante de la Nervie (oppidum ?) (8). Du haut de la fortification, les Gaulois apercevront l’arrivée des légions, et Labiénus verra le camp romain assiégé. Après sa prise par les 9e et 10e légions, ce camp fera la convoitise des valets de l’armée romaine qui ne pourront pas le piller tout de suite (BG II-24,1), sans doute le feront-ils après la victoire finale.
La stratégie gauloise
Sur le terrain, les légions sont ordinairement disposées en ordre de bataille, sur trois rangées, selon la formation en quinconce préférée de César. Mais il semble qu’en la circonstance, les troupes n’aient pas la possibilité ni le temps de se disposer selon ce rituel : les troupes s’étaient rangées selon la nature du terrain et la pente de la colline (…), les haies très épaisses empêchaient les liaisons des légions entre elles (BG II-22,1). Tout au plus peuvent-elles se répartir le long du front de bataille, sur une longueur de 2 à 3 kilomètres : à l’aile gauche sont les 9e et 10e légions ; au centre les 11e et 8e ; à l’aile droite les 12e et 7e.
Escarmouches. Du côté gaulois, sur la pente découverte de la colline, et protégeant le castrum de Fleury, sont placés quelques postes de cavalerie atrébate ou viromandue (BG II-18,3), car selon César, les Nerviens n’ont pas de véritable cavalerie mais une excellente infanterie (combattants à pied, BG II-17,3). Les premiers engagements sont opérés comme à l’habitude par la cavalerie et l’infanterie légère de César (frondeurs et archers) arrivées les premiers sur place : ils franchissent la rivière et livrent des combats d’escarmouche sur la bande de terrain dégagé, avec les cavaliers gaulois. Les Romains s’avancent jusqu’à l’orée de la forêt mais n’osent aller plus loin. (L’année précédente, la cavalerie de César s’élevait à 4.000 hommes, BG I-15 ; elle était commandée, lors de la bataille de l’Aisne, par Pédius et Cotta, BG II-11). Ce début de combat, un peu lent, correspond au temps que mettent les six légions pour arriver à l’emplacement du camp et en commencer le retranchement (BG II-19,5).
Attaque massive des Gaulois. Quand, du haut de leur forteresse de Fleury, les Gaulois aperçoivent la tête de nos convois (BG II-19,6), ils en déduisent que la première légion suit, et conformément à leur plan d’attaque (BG II-17,2), déboulent tous en même temps de la forêt et donnent l’assaut (ils s’élancèrent soudain tous ensemble, BG II-19,6). Pourtant les six légions sont déjà arrivées (et pas seulement la première, puisque César a modifié l’ordre de marche de son armée, BG II 19,2), et ont entrepris la construction du camp (BG II-19,5). De deux choses l’une : – ou, comme le laisse entendre César, les Gaulois n’ont pas une connaissance précise de ce qui se passe chez l’ennemi (à cause de l’éloignement du camp romain, de la montée du terrain devant le camp, de l’impénétrabilité du regard à travers les bois et les haies vives) et ne modifient pas leur plan : ils croient attaquer la première légion et ses bagages. Mais il semble peu probable que du haut de leur forteresse ils n’aient pas vu les Romains travailler à l’édification du camp, alors que Labiénus, plus tard, verra le camp romain envahi par les Nerviens (BG II-26,3). – Ou, comme il semble préférable de le supputer, ils sont parfaitement au courant de la situation, savent très bien que toutes les légions sont sur le terrain, et décident d’un commun accord, de faire intervenir en même temps, dans une attaque surprise, toutes leurs troupes, atrébate, viromandue et nervienne : ils se précipitent sur les Romains avant que ceux-ci soient prêts à combattre, et visent le camp romain (BG II-19,8), par une stratégie que César s’emploie à nier malgré le succès qu’elle manque de peu d’obtenir. Il n’est pas raisonnable de croire que les Gaulois aient résolu de jeter dans la bataille toutes leurs forces en même temps, contre une seule légion, sachant que plusieurs autres suivaient immédiatement.
D’une part, César ne s’attendait pas à une attaque aussi rapide ni aussi massive (On fut tellement pris de court, BG II 21,4). D’autre part, il n’a pas tout à fait compris la stratégie gauloise qui ne consistait sûrement pas à anéantir une seule légion en pensant que cela suffirait pour que les autres abandonnent la partie. De toute évidence, il a mal apprécié la situation, et il s’est laissé surprendre. Lors de la bataille précédente, sur l’Aisne, il a eu le temps de creuser des fossés de chaque côté de la ligne de front, de préparer un siège en disposant des redoutes, et de laisser deux légions dans le camp (BG II-8). Ici, sur les bords de la Sabis, la cavalerie romaine et les éléments légers qui sont les plus avancés sont bousculés et dispersés (BG II-19,7), les Gaulois les poursuivent jusque dans la Selle, remontent la pente opposée et marchent sur le camp romain dont le retranchement n’est pas encore achevé (BG II-19,8). Leur avance est très rapide, puisque les Romains défaits qui tenteront de se réfugier au camp en se présentant à la porte prétoria, se trouveront nez à nez avec les Nerviens qui les ont devancés sur les lieux. Cette approche de l’ennemi contraint les Romains à la réplique, sur les trois fronts en même temps. Mais ils ne sont pas prêts à combattre, César doit rappeler ceux qui travaillent à la fortification du camp et ceux qui sont partis chercher de l’eau et du bois pour élever le talus (BG II-20,1) ; les soldats ne sont pas pourvus de leur matériel (ils n’ont pas mis les casques, ni déhoussé les boucliers), ils n’ont pas rejoint leur place habituelle sur le champ de bataille, ni reçu l’ordre du combat (BG II-20,1 ; II-21,4/5). Toutes ces mesures prises dans la précipitation et la confusion laissent aux Gaulois le temps de progresser en terrain ennemi. La longue narration des préparatifs et de l’intervention de César (BG II-20/22) est comme la métaphore du temps nécessaire à l’approche des Gaulois : ils gravirent la colline opposée, marchant sur notre camp (BG II-19,8) ; l’ennemi qui approchait (BG II-20,2) ; la proximité de l’ennemi et la rapidité de son mouvement (BG II-20,4) ; l’ennemi étant à portée de javelot (BG II-21,2).
Contre-attaque de l’aile gauche romaine. Face à une situation aussi grave, César intervient personnellement une première fois, parcourt tout le terrain de la gauche vers la droite, passant d’une légion à l’autre pour les haranguer, attendu que les légions, sans liaison entre elles, luttaient chacune séparément, et qu’à cause des haies qui barraient la vue, l’unité de commandement était impossible (BG II-22,1). Il commence logiquement par l’aile gauche, arrivée la première sur place. C’est de la gauche, on l’a déjà noté, sur la hauteur occupée aujourd’hui par la tour d’un moulin, que César peut avoir une bonne vue du champ des opérations. Il se rend donc d’abord auprès de la 10e légion qu’il encourage et à laquelle il ordonne l’attaque, car l’ennemi est maintenant assez proche (BG II-21,2) : les 9e et 10e légions ont eu un peu de temps pour s’organiser, elles lancent leurs javelots (BG II-23,1). Ces deux légions performantes remportent les premiers succès : les Atrébates qui arrivent en face, sont repoussés jusqu’à la forêt et tués à l’épée ou mis en fuite (BG II-23,1). Titus Labiénus et ses troupes franchissent la Selle (BG II-23,2 ; II-24,1), s’engagent dans les bois (BG II-23,2) et s’emparent du castrum gaulois (BG II-26,3). Les valets de l’armée s’apprêtent à piller le castrum pour constituer le traditionnel butin (BG II-24,1). La rapidité et la facilité avec lesquelles s’est opérée la prise du camp ennemi, et la discrétion de César à ce sujet (il n’a pas été le témoin direct de la prise, il ne la mentionne que bien plus tard, BG II-26,3), font supposer que les Gaulois ont déserté intentionnellement leur castrum, laissé seulement sur cette partie du front un léger cordon de défense, et préféré mettre toutes leurs troupes sur le champ de bataille. A moins que les Atuatuques, parce qu’ils arriveront trop tard, n’aient pas pu accomplir la mission qu’ils avaient reçue de renforcer ce flanc droit gaulois.
Contre-attaque de l’aile centrale. Un peu plus tard, César se dirige vers l’aile centrale (vers l’autre aile, BG II-21,3), mais il arrive « in medias res », au milieu de l’action, et n’a pas besoin d’exhorter ses soldats : les légions 11e et 8e n’ont pas attendu son passage ni ses ordres, elles se battent déjà contre les troupes des Viromandues qu’elles ont en face d’elles (BG II-21,3). Les Romains contre-attaquent et repoussent les Gaulois jusqu’à la rivière (BG II-23,3) : sur cet autre front aussi, les légions ont partie gagnée. Mais ici César est amené à reconnaître qu’il n’a pas pris la direction effective de la bataille. Pour s’en disculper, il rend hommage à la performance et à la discipline des soldats et des officiers. Le fait que les légions se battent déjà quand César parvient à leur hauteur, ne rend pas nécessaire d’en conclure que les Viromandues arrivent sur les Romains plus rapidement que les autres Gaulois, ou que l’aile centrale romaine se trouve en avant de la ligne de front et plus près de la rivière. Il faut au contraire observer que le récit de la bataille est rédigé uniquement du point de vue du commandant en chef : les évènements sont représentés par celui qui en produit le récit, et posés comme ils sont aperçus par César au fur et à mesure qu’il avance sur le champ de bataille. Le narrateur-héros n’est pas témoin de toute l’action de l’aile centrale, il n’en perçoit qu’une partie : deux légions avaient défait les Viromandues, leur avaient fait dévaler la pente et se battaient sur les bords mêmes de la rivière (BG II-23,3).
Offensive des Nerviens à droite. Un peu plus tard encore, César part vers l’aile droite (BG II-25,1) auprès des 12e et 7e légions. Les combats y sont déjà engagés depuis un certain temps, et César, qui derechef ne rapporte que ce dont il a été directement le témoin, ne peut que constater les dégâts qu’y ont opérés les Gaulois, grâce à l’application d’une stratégie qu’il hésite à reconnaître, ou à cause d’imprudences de sa part qu’il n’ose avouer : les nôtres y étaient vivement pressés, étaient serrés les uns contre les autres et se gênaient mutuellement ; la 4e cohorte avait eu tous ses centurions et un porte-enseigne tués (BG II-25,1). Les légions se trouvent donc en très mauvaise posture : en s’éloignant pour poursuivre les Atrébates et les Viromandues, l’armée a laissé découverts la gauche et le front du camp romain (BG II-23,4). Cette circonstance offre à Boduognatos les conditions favorables à un violent assaut. D’une part, les Nerviens sont plus nombreux, et plus véloces, d’autre part les Romains sont sans appui à gauche et au centre : César ne disposait d’aucun renfort (BG II-25,2).
L’attaque est menée par tous les Nerviens, simultanément sur deux fronts : (9)
- ils encerclent les deux légions de l’aile droite romaine : les uns entreprenaient de tourner les légions par leur droite (BG II-23,4), leur pression augmentait sur les deux flancs (BG II-25,1) ;
- ils se dirigent vers l’entrée frontale du camp, dégarnie de soldats romains : ils gravissent la colline opposée, marchant sur notre camp (BG II-19,8), les autres se portaient vers le sommet du camp (BG II-23,4), les ennemis montaient en face de nous sans relâche (BG II-25,1). Ainsi, quand la cavalerie et l’infanterie légère repoussés par les Atrébates dès l’engagement des combats, veulent se réfugier au camp, en se présentant à la porte prétoria, ils se trouvent face à face avec les Nerviens (BG II-24,1).
Nulle part le texte de César ne dit ou laisse entendre que les Nerviens attaquent par derrière : ils entrent dans le camp par la porte avant (porte prétoria, où ils se heurtent à la cavalerie et à l’infanterie, et où ils sont aperçus par les valets, BG II-24,1), et non par la porte décumane d’où les valets viennent de sortir, non plus par la porte dextra bien qu’ils s’avancent sans doute jusqu’au flanc droit du camp romain, puisqu’ils font fuir les premiers porteurs de bagages qui arrivent de ce côté (BG II-24,2). Quant à la face gauche du camp, elle est trop éloignée du cantonnement des troupes nerviennes et environnée de tous les Romains en fuite. L’intervention de César auprès des 7e et 12e légions a empêché les Gaulois d’enfoncer les côtés droit et postérieur du camp.
La 12e légion en particulier subit d’énormes pertes : beaucoup de centurions sont blessés ou tués, pas mal de soldats prennent la fuite, et ceux qui sont valides sont trop serrés les uns contre les autres pour combattre convenablement à l’épée (BG II-25,1). C’est la débandade générale ; le texte accumule des mouvements simultanés qui traduisent une accélération dans le temps et une dispersion dans l’espace : dans le même moment (BG II-24,1), en même temps (BG II-24,2), sur une autre partie du front (BG II-23,3), fuir dans d’autres directions (BG II-24,1/2/3). Le champ de bataille n’est plus partagé en deux par une ligne horizontale qui disposerait les Gaulois au nord et les Romains au sud, mais par une ligne verticale qui répartirait, à droite les Gaulois attaquant, à gauche les Romains s’enfuyant. Ainsi :
- la cavalerie et l’infanterie ne peuvent se replier dans le camp cerné par l’ennemi, ils se mettent à fuir dans une autre direction (BG II-24,1), c’est-à-dire en faisant demi-tour sur la gauche : ils croiseront ainsi les soldats de la 10e légion lancés par Labiénus au secours de César, et leur apprendront le danger que courent les Romains (BG II-26,4). Le temps que ces soldats mettent pour rejoindre leur base, est une preuve supplémentaire de l’éloignement du camp par rapport à la rivière ;
- peu après, les valets s’apprêtent à se livrer au pillage, mais apercevant l’ennemi dans le camp, croient à une défaite, et se sauvent tête baissée (BG II-24,1). Ils prennent la fuite sur la gauche du camp, vers le nord où ils croiseront également la 10e légion de Labiénus et lui feront connaître le danger (BG II-26,4) ;
- puis les convoyeurs de bagages qui précèdent les deux dernières légions et arrivent du sud, par la route Cambrai-Bavay, se trouvent nez à nez avec les Gaulois qui attaquent l’aile droite, et s’enfuient à leur tour (BG II-24,2), en faisant demi-tour ; ils rencontreront les deux légions d’arrière-garde qui suivent les bagages et les informeront de la situation : les soldats des deux légions (…) ayant su qu’on se battait (BG II-26,3) ;
- enfin, les cavaliers gaulois trévires, qui font partie des auxiliaires de l’armée romaine, prennent (vers l’est ?) le chemin de leur pays en colportant partout la nouvelle de la défaite de César (BG II-24,3).
Le gros de la bataille (l’attaque des Gaulois et la riposte romaine simultanément sur les trois fronts) se déroule exactement entre l’arrivée du long convoi de bagages (BG II-19,6) et l’arrivée des deux légions qui suivent ce convoi (BG II-26,3). On aperçoit aisément les trois ou quatre intentions offensives des Gaulois, qui sont les leurs dès le commencement des hostilités, et dont les Trévires mesurent parfaitement l’envergure (BG II-24,3) :
1) lancer une attaque massive afin d’obliger les Romains à combattre avant que le camp soit achevé, pour leur interdire toute retraite ; et avant que les soldats soient prêts, pour créer la débandade générale. Lors de sa progression d’une aile à l’autre sur le champ de bataille, César constate une avancée de moins en moins forte de ses légions : à gauche, face aux Atrébates, les Romains traversent la rivière, tuent beaucoup d’ennemis, mettent les autres en déroute et s’emparent du castrum gaulois (BG II-23,1) ; au centre, contre les Viromandues, ils se battent sur les bords de la rivière et repoussent l’ennemi, (BG II-23,3) ; à droite, contre les Nerviens, c’est quasiment l’échec, beaucoup de Romains sont tués ou blessés, le camp est envahi (BG II-23/25) ;
2) contraindre César à dégarnir complètement deux faces de son camp afin de pouvoir attaquer plus facilement l’un des côtés et prendre en tenailles l’aile droite. Cette manœuvre ou ce piège manque de réussir et de provoquer la défaite des armées de César : les légions (de l’aile droite) étaient serrées de près et presque enveloppées (BG II-24,3), leur pression augmentait sur les deux flancs (BG II-25,1) ;
3) envahir le camp, but de la première attaque massive au début de la bataille (marchant sur notre camp BG II-19,8), reste l’objectif final des Gaulois (se portaient vers le sommet du camp BG II-23,4) et reçoit un commencement de réalisation : les valets virent que les ennemis étaient dans le camp romain (BG II-24,1) ; une foule d’ennemis emplissait le camp(BG II-24,3) ;
4) piller le convoi de bagages constitue également l’un des projets formés avant même l’arrivée des légions (BG II-17,2), et qui manque de peu de réussir (déroute et fuite des porteurs de bagages, BG II-24,2). A telle enseigne que les Trévires croient les Romains vaincus, et colportent que l’ennemi s’était emparé de leur camp et de leurs bagages (BG II-24,3).
Cette quadruple visée, partiellement atteinte, prouve que les Gaulois ont une bonne connaissance de la situation et une stratégie parfaitement au point. Ils n’agissent pas selon le hasard, ni suite à une méprise de leur part relative à la disposition des légions en marche. A ce stade, ils sont en train d’emporter l’avantage du combat.
Victoire de César ou de Labiénus ? L’action reste sur l’aile droite du camp romain où se trouve toujours César : celui-ci prend alors le bouclier d’un soldat, s’avance en première ligne et harangue les troupes, puis il fait desserrer les rangs des soldats trop pressés les uns contre les autres (BG II-25,2), enfin il fait s’adosser l’une à l’autre les deux légions 7e et 12e, afin que chacune puisse faire face à l’ennemi et empêcher l’encerclement (BG II-26,1/2). L’intervention de César est capitale pour le succès des troupes romaines, mais la situation reste très critique : tout au mieux l’armée romaine réussit à ralentir un peu l’élan de l’ennemi (BG II-25,3), la résistance en fut encouragée et devint plus vive (BG II-26,2).
L’événement décisif qui sauve l’armée est l’arrivée au pas de course au sommet de la colline des deux légions d’arrière-garde (13e et 14e) qui escortent le convoi des bagages (BG II-26,3). Le récit latin redevient subjectif au moment où César intervient auprès de l’aile droite (BG II-25,1). C’est de cette position qu’il aperçoit les deux légions qui débouchent en haut de la crête (BG II-26,3), c’est-à-dire au sommet devant la porte antérieure du camp, peut-être à hauteur de l’actuelle D.81, en tout cas sur le flanc droit des opérations romaines. L’action salvatrice des deux dernières légions n’a d’efficacité que si elle se produit du côté où le camp est menacé et où les légions sont en difficulté. Ce qui impose que le camp soit situé sur la gauche (c’est-à-dire au nord) de la route Cambrai-Bavay ou Cambrai-Valenciennes, empruntée l’une ou l’autre par les légions. En effet, seule une telle condition permet à ces légionnaires, à la fois de livrer directement combat contre les Nerviens qui, de ce côté-là, montent vers la porte de droite, et de délivrer le camp en y pénétrant par la porte arrière.
César reçoit (en même temps, ou un peu après si l’on suit le fil de son texte, BG II-26,3) un autre appui non négligeable : le lieutenant Labiénus, du haut du castrum gaulois de Fleury dont il s’est emparé, voit dans quelle situation grave se trouvent les Romains. Il laisse la 9e légion dans le camp gaulois et envoie au secours de César les soldats de la 10e qui apprennent des fuyards la conjoncture difficile et s’empressent de retraverser la Selle pour prendre à revers les Nerviens qui se dirigent vers la porte prétoria (BG II-26,3). A cet endroit, César cède la place à Labiénus pour la direction des opérations : Labiénus est le véritable vainqueur de cette journée. La bataille en effet change alors d’aspect : L’arrivée des trois légions produisit un tel changement dans la situation (BG II-27,1). Comme si le film des événements se déroulait à l’envers, et en vitesse accélérée, on assiste à un retour en force des Romains : les légionnaires blessés, les valets sans armes, et les cavaliers en fuite reprennent le combat (BG II-27,1). A leur tour, les Gaulois se font encercler de tous les côtés, au nord par les soldats de Labiénus, au sud par les deux dernières légions. Les Nerviens sont vaincus mais se battent jusqu’au dernier survivant : l’ennemi, même alors qu’il ne lui restait plus guère d’espoir, montra un tel courage que, quand les premiers étaient tombés, ceux qui les suivaient montaient sur leurs corps pour se battre, et quand ils tombaient à leur tour et que s’entassaient les cadavres, les survivants, comme du haut d’un tertre, lançaient des traits sur nos soldats et renvoyaient les javelots qui manquaient leur but (BG II-27,2).
Les Atrébates et les Viromandues se soumettent. Les Atuatuques arrivent trop tard pour prendre part au combat, et apprenant la défaite des Nerviens, s’en retournent chez eux par la Sambre et se retirent dans leur forteresse (Atuatuca, Tongres, sur l’axe directionnel Amiens-Cambrai-Bavay-Cologne). César en fait un siège victorieux (BG II-29). La Gaule Belgique est soumise.
Le chef gaulois Boduognatos périt sans doute lors de cette bataille (10). César prétend que les Nerviens sont réduits à néant : sur 60.000 soldats, dit-il, il en reste à peine 500 en vie ; sur 600 sénateurs seuls trois ont survécu (BG II-28,1). Il est certain que les Nerviens ont subi de lourdes pertes, mais ces chiffres sont sans doute exagérés. Pendant tout le reste de la conquête de la Gaule, les Nerviens continuent d’opposer aux Romains une forte résistance : deux ans après la bataille de la Sabis, à la fin de l’année 54 avant J-C, ils assiègent le camp romain du légat Quintus Tullius Ciceron installé en Nervie, et qui ne doit sa délivrance qu’à la délation d’un nervien rallié aux Romains ; ils y perdent encore beaucoup des leurs (BG V-38/52). L’année suivante, ils se défendent de nouveau contre les légions romaines, mais sont derechef battus et leur pays est dévasté (BG VI-2/3). A l’automne 52, ils envoient une armée de secours de 5.000 guerriers à Alésia où Vercingétorix est assiégé (BG VII-75). Pendant l’année 51, ils continuent la lutte quelque temps auprès des autres peuples belges. Quand César quitte la Gaule en 50, il laisse quatre légions sur huit chez les Belges qui sont les plus à craindre et à surveiller (BG VIII-46).
Après la bataille de la Sabis, César traite les Nerviens avec clémence : il leur laisse la jouissance de leurs terres et de leurs villes, et leur promet sa protection contre d’éventuels ennemis (BG II-28,2). R. Delmaire suggère que la Nervie, dépeuplée par les guerres contre les Romains, est investie par de nouveaux habitants installés au premier siècle après J-C, immigrants romanisés venus en partie de la Gaule Narbonnaise et de l’Italie (Historiens et Géographes, n°331, 1991, p.213-217 ; R. Delmaire, op. cit., p.68). Pline l’Ancien (Histoire naturelle, IV-XXXI) donne aux Nerviens le statut de « peuple libre », c’est-à-dire vaincu par Rome mais ayant reçu d’elle son autonomie et son gouvernement, peut-être même l’exemption fiscale. De leur côté, les Nerviens manifesteront longtemps leur fidélité à Rome.
La villa gallo-romaine d’Avesnes-le-Sec
Après la conquête de César, la pax romana s’installe pour un siècle : à partir de 27 avant J-C, les Romains mettent en place un plan de romanisation administrative et économique de la Gaule, particulièrement dense dans le Nord :
- dans la province de Belgique, la Nervie devient la civitas nerviorum dont la ville centrale est Bavay (Bagacum). Des Nerviens, fortunés ou ayant servi de longues années dans l’armée de Rome, deviennent citoyens romains ;
- les Romains développent un réseau routier créé de toutes pièces ou qui réutilise les voies de communication gauloises : ainsi, la route vers Cambrai au sud et Cologne au nord devient un grand axe de circulation quasi rectiligne, qui relie entre eux les chefs-lieux de cités ;
- ils entreprennent une politique d’urbanisation et bâtissent des villes : Bavay est un carrefour important, elle ne tarde pas à être dotée d’un forum, d’une basilique, d’un temple, de thermes alimentés par un aqueduc ; Haspres reçoit un temple dont on a retrouvé des vestiges sous l’actuelle église ;
- l’agriculture est développée, les campagnes nerviennes sont dotées de villae, exploitations agricoles construites selon des modèles romains.
Le camp de César est assimilé ici à l’actuel site du château d’Avesnes-le-Sec, l’arc du chemin d’Hordain (qui longe les murs nord du parc du château, et parvient à un moulin à vent et une chapelle) constituant le bord arrondi en arc de cercle du camp romain, face à l’ennemi. Cependant, il ne paraît pas possible de limiter l’enclos aux douze hectares enserrés entre les murs d’enceinte, soit un rectangle de 300 m. sur 400 m. Il faut admettre un débordement un peu au sud de la grille d’entrée du parc, prolongeant la courbe d’Hordain au-delà du carrefour avec la rue Carpeaux, jusqu’à la rue Jean-Bart, coupant la rue du Château et l’ancienne pharmacie Dhénain, et rejoignant la naissance de la rue Pauvre : en l’occurrence, c’est à 13 ou 14 hectares que l’on a affaire, superficie à peine suffisante pour un camp devant recevoir huit légions.
Sans doute doit-on prolonger le cintre du chemin d’Hordain vers le sud-est, jusqu’à la confluence des rues du Château et du Préau (actuelle rue Henri Barbusse), puis descendre en gros le tracé des rues de Glatigny (11) et Estienne d’Orves (D.74) jusqu’à la Mairie, et étendre le camp sur la section dite du Calvaire pour le délimiter au sud à hauteur de l’actuelle rue du Calvaire et de la voie de la Sablonnière : ce qui formerait un grand trapèze d’une superficie d’un peu plus de 30 hectares, c’est-à-dire environ 500 m. sur 600 m., soit un périmètre jalonné de 2 km. et demi. C’est un peu inférieur aux 35 ha. pour les six légions devant Gergovie (BG VII-35), inférieur aussi aux 43 ha. pour les huit légions qui ont combattu sur l’Aisne (BG II-8), mais suffisant pour contenir les huit légions présentes devant la Sabis : il s’agit en effet ici, on l’a vu, d’un camp établi très rapidement, juste avant la bataille, et qui ne bénéfice pas des aménagements et appareillages militaires d’un camp de siège. Dans ce cas, la porte décumane se trouverait à l’emplacement approximatif du Calvaire actuel, et l’arc du front avant du camp serait tendu sur une corde reliant le pavillon au fond du parc, et le château lui-même. La limite sud du parc du château est-elle l’ancien axe principal reliant les portes dextra et sinistra et partageant le camp de César en deux parties ? Peut-on déterminer de même le tracé de l’autre axe, perpendiculaire, qui partirait du Calvaire et aboutirait au centre du mur de clôture épousant la courbe du chemin d’Hordain : cet axe longerait les douves qui délimitent à l’est l’îlot du château actuel.
Il n’est pas impossible que le camp soit plus important encore, et que les flancs gauche et droit se prolongent au sud-ouest jusqu’au Riot de la Prière (qui joint le Chemin Vert et la D.88), formant un vaste trapèze de plus de 35 hectares. Ce riot constituerait le fossé au pied du rempart derrière le camp de César. Le tracé des fossés est net le long de la route d’Hordain et au fond du parc du château ; en revanche, sur les faces sud et est, le développement du village au sud de l’enclos fortifié a modifié sensiblement l’aspect des lieux et réduit la superficie du site.
Mais le camp romain est-il édifié entièrement ? Le récit de César peut en faire douter : les six légions qui étaient arrivées les premières, ayant tracé le camp, entreprirent de le fortifier (BG II-19,5). Mais elles sont interrompues aussitôt par l’assaut massif des Gaulois dès le début des hostilités : marchant sur notre camp et sur ceux qui étaient en train d’y travailler (BG II-19,8). Bien qu’il ait donné aux légats l’ordre de ne pas quitter le camp avant qu’il soit terminé (BG II-20,3), César doit rappeler les soldats du travail, envoyer chercher ceux qui s’étaient avancés à une certaine distance pour chercher de quoi construire le remblai (BG II-20,1). Dans la confusion, chacun au hasard de la place où il se trouvait en quittant les travaux du camp, rejoignit les premières enseignes (BG II-21,5, quisque ab opere = abandonnant les travaux). Le front avant, le plus exposé aux attaques de l’ennemi, a dû être entrepris et achevé en tout premier lieu ; le camp a pu être terminé après la bataille, afin d’offrir aux Romains un refuge pour la nuit. Les légions s’y abritent-elles pendant plusieurs jours, le temps que César reçoive les députés nerviens (BG II-28) et y prépare sa marche contre les Atuatuques (BG II-29) ?
Le domaine du château n’a jamais fait l’objet d’investigations systématiques. Mais des fouilles archéologiques entreprises entre 1880 et 1885 par les abbés Dehaisnes et Bontemps, dans les pâtures situées entre Avesnes-le-Sec et Iwuy, ont mis à jour des vestiges qui prouvent une occupation gallo-romaine, et l’existence d’une villa installée par les Romains à proximité de leur camp, peu éloignée de la voie Reims-Bavay et de la Selle (12). On a retrouvé dans toute la région, des ossements, des débris de murs gallo-romains, des tessons de céramiques, des monnaies romaines, etc. Cependant, ces éléments anciens ne sont pas forcément pertinents pour la qualification d’un site, on en trouve souvent et un peu partout. En revanche, plus intéressante est la découverte de vestiges d’implantations anciennes, élaborées, et d’envergure :
- dans les années 1880, de chaque côté de la D.88, ancien Chemin d’Avesnes (reliant Iwuy et Avesnes-le-Sec où il prend le nom de rue Paul Vaillant-Couturier, et traversé par le Chemin des Culs tout nus), ont été mises à jour des fondations gallo-romaines accompagnées d’objets, fragments de dallage, enduits peints, monnaies romaines ;
- au nord de ce chemin, sur le lieu-dit Le Perwaix, aujourd’hui Le Perroi (c’est-à-dire : Chemin empierré), les fouilles ont découvert des chapiteaux et fûts de colonnes ayant appartenu à des édifices importants, une cave creusée dans le calcaire, avec escalier, quatre niches et piliers en pierre blanche du pays ;
- ces vestiges se poursuivent au sud de la D.88, au lieu dit Le Champ d’Honneur, par une vaste implantation gallo-romaine : murs en cailloux, fondations d’un grand bâtiment rectangulaire de 30 m.,50 sur 14 m. orienté nord-est / sud-ouest et doté d’une colonnade au sud. Les murs ont une épaisseur de 50 à 70 cm. et sont conservés sur une hauteur de 25 cm. Le Vieux Chemin d’Avesnes, (actuelle D.88) coupe ces vestiges ;
- à 40 m. à l’ouest, restes reconnaissables d’un bâtiment imposant avec galerie de façade au nord, pavillons d’angles et hypocauste (système de chauffage par le sol et dans les murs), formant avec l’autre élément une même villa gallo-romaine. Au sud de ce bâtiment, traces visibles d’une cour ou enclos entouré d’un mur, et dont une extrémité est dotée d’une cave formée de deux couloirs en équerre ;
- plus au nord-ouest, à proximité de la N.30 actuelle, au lieu-dit Les Quarante (angle du Chemin d’Iwuy à Lieu-St-Amand et du Chemin Vert), ont été découvertes les fondations d’un autre bâtiment rectangulaire de 25m.,80 sur 16m.,30 avec galerie de façade au nord/nord-ouest, deux pavillons d’angles de 4 m.,30 sur 4 m.,70 pour l’un, et 4 m.,40 sur 4 m.,60 pour le second ; les murs ont une épaisseur de 40 à 70 cm. La salle principale repose sur quatre piliers. Au nord et à l’est, existe un fossé de 2m de large et 0,60 à 1m. de profondeur, à hauteur approximative du Riot de Calvigny ;
- d’autres substructions antiques ont été mises à jour à l’angle du Chemin des Culs tout nus et du Chemin de Villers (donc au sud de l’actuelle D.88), au lieu-dit L’Attaque, tout à côté du Bernaval, mais les auteurs n’ont pas laissé de description ;
- au Bernaval, ou Combles d’Avesnes, a été mise à jour une cave avec escalier et quatre niches, contenant fûts de colonnes, tuyaux d’hypocauste, enduits peints
Ces vestiges fragmentaires, aujourd’hui de nouveau enfouis sous les cultures et les pâtures, correspondent parfaitement aux structures classiques d’une villa gallo-romaine (aedificium), établissement rural, isolé, peu défensif, et à caractère aristocratique. L’ensemble, établi sur des terres exposées au soleil, à proximité de forêts et de cours d’eau, et d’une ordonnance rigoureuse, contient les habituels composants :
- la partie résidentielle (maison du propriétaire) est un grand bâtiment en pierre, couvert de tuiles, avec une galerie de façade à colonnade, et flanqué de deux pavillons-tours. C’est une construction de qualité bénéficiant d’un confort raffiné : le sol est orné de mosaïques en marbre, les murs couverts de fresques et de peintures ; des colonnes à chapiteaux agrémentent le décor. Le sol contient un hypocauste, système de chauffage ;
- une cour adjacente est entourée de dépendances pour le logement du personnel (serviteurs, ouvriers agricoles), de bâtiments d’exploitation agricole (granges, greniers à grains, écuries, étables, caves), et d’ateliers pour l’artisanat. Cet enclos est cerné parfois d’un fossé extérieur ;
- la villa est au centre de grandes exploitations agricoles, forestières, et d’élevage de bétail.
Les Romains installent dans la villa un maître du nom d’Avisius, aristocrate qui donne son nom au domaine dont il a la gestion : la Villa Avisius. Cet anthroponyme devient par la suite Avisinus, par l’adjonction d’un suffixe de propriété. Avisinus se transformera progressivement en Avesnes (13). Plusieurs voies de communication desservent la villa et la relient aux villes proches : - la voie publique ou militaire de Cambrai à Bavay, par Villers-en Cauchies et Saulzoir, actuelle D.114 ; - le diverticulum de Cambrai à Famars, par Iwuy, Avesnes-le-Sec et Haspres, Vieux Chemin de Cambrai, aujourd’hui D.88, dont des vestiges ont été mis à jour en 1890 (cf. Delmaire, op. cit., p. 263) ; - le Chemin des Culs Tout Nus, qui relie, presqu’en ligne droite, Avesnes-le-Sec (lieu-dit le Perroi) à Bouchain et à l’Escaut.
La villa gallo-romaine avesnoise est probablement édifiée au cours du 1er siècle : des monnaies de Caligula, empereur en 37 après J-C, ont été découvertes lors des fouilles de 1880 (R. Delmaire, op. cit). Cependant, rien ne permet de supposer une occupation pré-romaine, ni l’existence d’une « ferme indigène », datant de l’époque de l’indépendance gauloise. Jusqu’au milieu du 3e siècle, elle connaît une période de paix, peut-être interrompue par les invasions destructrices des germains Chauques vers 170-175 qui amènent un abandon provisoire du site comme à Hordain et Bavay (découverte de monnaies des empereurs Antonins qui couvrent tout le 2e siècle : Trajan, Adrien, Antonin, Commode). Après les dévastations des Francs saliens en 253, elle est relevée de ses ruines (des monnaies de Postume gouverneur de la Gaule en 257, et de Tétricus mort en 273, ont été retrouvées), mais de nouveau pour une courte période : les dévastatrices incursions germaniques amenées par la décadence de l’Empire romain déferlent sur la Gaule du Nord dès 275-276. Les monnaies retrouvées (de Constantin empereur en 306, à Valens mort en 378) attestent cependant une occupation continuée pendant la plus grande partie du 4e siècle. Vers 385, les Huns détruisent Bavay, Famars, Cambrai, Haspres, probablement aussi la villa d’Avesnes. La trouvaille d’une monnaie d’Arcadius, empereur d’Orient de 395 à 408, prouverait une survivance du site jusqu’aux invasions germaniques de l’hiver 406. Avec l’arrivée des Francs de Clodion qui occupent le pays à partir de 430 et la désintégration de l’Empire romain en 476 s’ouvre un autre chapitre de l’histoire.
On peut donc supposer que vers la fin du 4e siècle, ou au plus tard les premières années du 5e, la villa d’Avesnes-le-Sec est complètement détruite et abandonnée. Elle n’est pas rétablie mais démontée, les matériaux (pierres blanches en particulier) étant réutilisés pour d’autres constructions. A une époque qu’il est difficile de déterminer (mais avant 775, puisqu’à cette date un village existait déjà, qui est donné à l’abbaye de Saint-Denis de Paris), l’habitat seigneurial est replié dans une portion réduite du castrum (l’actuel domaine du château), rendu accessible par des voies de communication tracées à travers les ruines de la villa (Chemin Vert ; Chemin d’Avesnes future D.88). Tandis qu’au sud et en contrebas du castrum, se développe un habitat, noyau du village actuel.
Au moment des grandes invasions normandes du 9e siècle (pendant 30 ans, entre 851 et 881), l’ancien castrum de César retrouve sa vocation défensive comme à Etrun-sur-Escaut, il est transformé en motte féodale : un château-fort y est élevé, flanqué d’un donjon et entouré de fossés. En 1007, quand l’empereur Henri II cède aux évêques de Cambrai le comté du Hainaut, ancien pays des Nerviens, la seigneurie d’Avesnes-le-Sec est donnée à l’abbaye de Saint-Aubert de Cambrai : le site du château reste un domaine fortifié. Depuis, les choses ont changé, mais la dépendance monastique a protégé pendant plusieurs siècles la configuration antique des lieux.
Ouverture
Veni, vidi, vici : César est-il venu à Avesnes-le-Sec pour y combattre les Nerviens ? Les trois jours de marche de son armée en Ambianie, l’identification de la rivière Sabis avec la Selle, l’implantation du camp romain à gauche de la route d’arrivée des légions et à distance raisonnable de la rivière, la concordance du camp avec l’enclos élargi du château, la position du castrum gaulois à Fleury, la stratégie des troupes gauloises, la création d’une villa gallo-romaine à proximité de l’enceinte fortifiée : voilà un concours d’arguments aptes à ouvrir, sur la localisation et le déroulement de cette bataille, une hypothèse inédite que de précises photos aériennes et de nouvelles recherches archéologiques pourront peut-être un jour entériner.
André Bigotte, avril 2008
1. Sont ici utilisées simultanément la transcription du texte éponyme de César et la traduction française établies par L.-A. Constans, et publiées par la Société d’édition « Les Belles Lettres », collection G. Budé, Paris 1926, 2 volumes. Le Livre de poche a republié le texte en français en 1961, Librairie Hachette, n° 1446-1447, p. 119-129. Les citations empruntées à ces ouvrages sont indexées par le sigle BG II, suivi du numéro des chapitres (15 à 28) et des séquences phrastiques.
2. Depuis la réforme militaire de Marius au 2e siècle avant J-C., une armée comprend ordinairement quatre légions, commandée chacune par un légat, ou lieutenant ; une légion contient à effectifs complets 6.000 hommes, répartis en dix cohortes commandées par des tribuns. Ici, il faut admettre des chiffres légèrement inférieurs, autour de 3.500 à 4.000 soldats par légion (BG V-49, en 54 avant J-C), soit un total d’environ 30.000 légionnaires auxquels il convient d’ajouter 15.000 à 20.000 auxiliaires provenant de peuples alliés ou colonisés et comprenant des valets (calonis, esclaves des soldats BG II-24,1), cavaliers (equitatus, BG II-19,1 ; II-24,1), prisonniers gaulois (ex captivis, BG II-16/17,2), troupes d’infanterie légère (BG II-24,1) composés de mercenaires numides originaires d’Afrique du Nord (Numidas, BG II-24,1), d’archers crétois (sagittarii, BG II-19,3) et de frondeurs des Baléares (funditores, BG II-7/19,3 ; II-24,1). Pour les effectifs de l’armée romaine et les camps romains pendant la conquête de la Gaule, voir : M. RAMBAUD, L’information historique, nov.-déc. 1967, janv.-févr.1968 ; J. HARMAND, L’armée et le soldat à Rome, de 107 à 50 avant notre ère, Paris, Picard 1967 ; J. HARMAND, Une campagne césarienne : Alésia, Picard 1967.
3. Il subsiste des vestiges de cette immense forêt dans quelques parties du sud-est de la région Nord-Pas de Calais : forêts de Mormal, de Vicoignes, de Raismes, de Saint-Amand, etc.
4. Aucune localité de la Nervie n’est mentionnée par César. Bavay est sans doute une ville importante, mais pas nécessairement la capitale, elle ne le deviendra que sous Auguste. Cambrai se développera aussi sous l’occupation romaine. On a parfois fait remarquer que les Nerviens ne se retirent pas dans une place forte comme le feront les Atuatuques après la bataille de la Sabis. Néanmoins, on peut admettre que le castrum gaulois dont s’empare rapidement Labiénus (BG II-26,3), et qu’on peut situer à hauteur de Fleury près de Noyelles-sur-Selle, est assimilable à une agglomération fortifiée à la frontière de la Nervie.
5. Les mesures se calculent à partir du pied qui vaut 30 cm environ. Le pas équivaut à 5 pieds, soit 1 m.,50 environ. Le mille fait 1000 pas, soit un peu moins d’1 km. et demi.
6. La Selle prend sa source à Molain (Aisne) près de Saint-Souplet, passe à Saint-Benin, au Cateau-Cambrésis, à Montay, Neuvilly, Briastre, Solesmes, Saint-Python, Haussy, Montrécourt, Saulzoir, Haspres, Noyelles, Douchy, et se jette dans l’Escaut près de Denain après un cours de 46 km. D’amont en aval, sa pente passe de 120 m. à 30 m., soit une chute de plus de 80 m. qui procure à la rivière, conjointement à l’adjonction des eaux de quatre ou cinq cours d’eau, un courant assez rapide pour permettre la construction de moulins le long de son cours (on en a dénombré jusqu’à trente-trois). Dieudonné assigne à la vallée de la Selle une pente de 55 m. alors qu’il alloue 63 m. à la vallée de l’Escaut, 30 à celle de la Sambre, et 7 à celle de la Scarpe (Statistiques du département du Nord, 1804, tome I, p. 25). Parmi les auteurs qui donnent la préférence à la Selle, il faut citer : E. de MARNEFFE, Fédération archéologique et historique de Belgique, 1899, pp. 219-226 ; Dr BOMBARD, La bataille de Solesmes, l’an 57 avant J-C, 1902 ; Général LÉVY, Mémoires de la Commission historique du Nord, 1924 ; A. PIGANIOL, La conquête romaine, 1927, t.III. p.504; Ch. LAURENT-CANONNE, Histoire de la Franche-ville d’Haspres, 1934 ; A. JURÉNIL, Denain et l’Ostrevant avant 1712, 1936, pp.34-37 ; M.-A. ARNOULD, Revue belge de philologie et d’histoire, 1938, p.566 ; 1941, vol. 20, pp.29-106 ; M. FRAIKIN, Etudes classiques, vol. XXII, 1954, pp. 287-290 ; M. LIZIN, Etudes classiques, vol. XXII, 1954, pp. 401-406 ; Chanoine P. TURQUIN, Etudes classiques, vol. XXIII, n°2, 1955, pp. 113-156 ; J. HARMAND, L’information historique, vol. XX, n°4, 1958, p.165 ; A. GRISART, Etudes classiques, vol. XXVIII, 1960, p.129 ; R. SCHMITTLEIN, RIO, vol. XV, 1963, pp.1-24, pp.133-149, pp.161-168 ; J. HERBILLON, Revue belge de philologie et d’histoire, 1977, vol. 55, pp.51-55 ; G. MORELLE, Haspres et son passé, 1982, p.6 ; R. DELMAIRE, Les Grandes batailles du Nord, dir. A. Lottin, 1984, pp.9-21 ; R. DELMAIRE, Carte archéologique de la Gaule - Le Nord, 1996, p.66. Selon ces auteurs, la bataille de la Sabis aurait eu lieu près de Denain, ou aux environs de Solesmes, ou entre Solesmes et Haspres, ou près de Saulzoir.
7. Le camp (cf. BG VIII-9) est à la fois une base de préparation pour une offensive, et un point de repli en cas d’attaque ennemie. Un programme immuable permet une construction rapide et efficace : les légionnaires tracent d’abord un quadrilatère délimitant une surface suffisante pour abriter les troupes présentes ; cet enclos quadrangulaire est entouré ensuite d’un profond et large fossé, creusé sur une largeur de 4 à 5 m. et une profondeur de 2 m. ; la terre des retranchements est rejetée à l’intérieur pour former un talus périphérique de 2 m. de haut surmonté d’une palissade de pieux, ce qui constitue un rempart qui peut atteindre 4 m. de hauteur totale. Le camp est orienté face à l’ennemi, le côté du front est de forme arrondie. L’ensemble du camp a plus souvent la forme d’un trapèze ou d’un triangle que celle d’un carré ou d’un rectangle. Quatre portes sont ouvertes, une sur chaque côté : porte prétoria, devant, face aux Nerviens ; porte décumane à l’arrière du camp ; porte sinistra sur le côté gauche en regardant l’adversaire, donc ici au nord-ouest ; porte dextra sur le côté droit. Deux axes, généralement perpendiculaires, traversent le camp : la via prétoria (de la porte prétoria à la porte décumane), et la via principalia (de la porte sinistra à la porte dextra).
8. A la fin du 19e siècle, deux souterrains en pierres blanches et des substructions anciennes ont été mis à jour à Fleury (cf. M. HÉNAULT, Haspres, étude archéologique, revue « Pro Nervia », tome VI, n°1, 1930, pp.33-42). Retrouvera-on un jour une nécropole ? Près de là, sur la commune d’Haspres, au lieu-dit Les Hautes Frêtes, rive gauche de la Selle, sur le chemin de terre conduisant à Noyelles, existe une levée de terre, autrefois ceinturée par des fossés, et identifiable avec le retranchement d’un ancien camp fortifié (Cf. G. MORELLE, Haspres et son passé, 1982, p.6 ; R. DELMAIRE, Carte archéologique de la Gaule. Le Nord, 1996, p.263-264). Des fouilles récentes ont mis à jour les vestiges d’un grand bâtiment de 23 m. sur 9 m. qui date probablement de la période gallo-romaine. Le quadrilatère formé par les bâtiments de la cense de Fleury révèlent un ancien site fortifié : les formes antérieures du lieu donnent Flory ou Flori, signalé comme un village à part entière sur les cartes anciennes ; l’étymologie est Floriacum, de Florius, nom d’homme propriétaire du domaine à l’époque gallo-romaine, suivi du suffixe latin de possession –acum. Comme à Avesnelles, il n’est pas improbable que les Romains aient créé, de l’autre côté de la Selle, une villa à vocation rurale, dont le castrum voisin aurait contribué à la protection.
9. A Bibracte, au cours de la campagne précédente, les Gaulois avaient déjà attaqué le flanc droit de l’armée romaine (BG I-25). Lors de la bataille de l’Aisne, juste avant celle de la Sabis, César avait fait creuser des fossés aux deux extrémités de la ligne de front pour éviter l’attaque des flancs (BG II-8) : ici, le temps lui a manqué pour prendre les dispositions nécessaires.
10. Boduognatos eut sa statue à Anvers en 1861, œuvre du sculpteur belge Joseph Ducaju (1823-1891). Elle représentait le chef nervien blessé, tenant une lance, et assis sur le corps de deux légionnaires romains qu’il écrasait du pied et jugulait de la main. Le monument fut démonté en juillet 1954, lors des travaux de création du tramway. Seul le buste a été sauvé de la destruction, il orne un parterre de fleurs dans le zoo d’Anvers
11. La rue de Glatigny est l’axe principal du village, le long duquel se sont implantées les premières habitations, l’église, la ferme des Templiers, etc. Elle marque encore la limite sud de la commune, sur la gouache du duc de Croÿ, vers la fin du 16e siècle. Son nom ne provient vraisemblablement pas de celui du poète Albert Glatigny (1839-1873) qui n’a aucun lien avec le village, ni de celui d’une hypothétique famille qui aurait habité les lieux. Il est probable, au contraire, que l’origine de cette dénomination soit glatignies, nom commun issu de l’ancien français « glatte » ou « glete », signifiant glaise, argile, et peut-être en rapport avec un mot plus ancien glaste désignant une butte herbeuse. L’adjonction d’un suffixe –iniacus aurait produit glastiniacus, d’où un toponyme du type glastinies, puis glatignies (comme Bertiniacus a donné Bettignies, ou Sylviniacus a engendré Selvigny). Serait-ce le vestige du fossé qui cernait le camp romain ?
12. Mgr O. DEHAISNES, Le Nord monumental et artistique, I, 18 ; O. DEHAISNES et A. BONTEMPS, Bulletin de la Commission historique du Nord, t.18 (1888), pp.21, 28, 33, repris dans Histoire d’Iwuy, 1887. Pour un compte rendu raisonné de ces découvertes, voir : R. DELMAIRE, Carte archéologique de la Gaule - Le Nord, 1996, pp.107, 287-291.
13. Voir : A. BIGOTTE, Avesnes-le-Sec est-il un anthroponyme ?, revue « Valentiana », n° 37- 38, décembre 2006, pp.13-20.
Sources utilisées : Texte de Monsieur Bigotte