La guerre des Gaules
 
Bataille de la Sabis

Jules César, Bellum Gallicum (Guerre des Gaules), livre II, chap. 15-28, traduction de L.-A. Constans, Les Belles Lettres, coll. Budé, Paris 1926

15. [1]César répondit que, en considération de Diviciacos et des Héduens, il accepterait la soumission des Bellovaques et les épargnerait ; comme leur cité jouissait d’une grande influence parmi les cités belges et était la plus peuplée, il demanda six cents otages. [2]Quand on les lui eut livrés, et qu’on lui eut remis toutes les armes de la place, il marcha vers le pays des Ambiens : ceux-ci, à son arrivée, se hâtèrent de faire soumission complète. [3]Ils avaient pour voisins les Nerviens. [4]L’enquête que fit César sur le caractère et les mœurs de ce peuple lui fournit les renseignements suivants : les marchands n’avaient aucun accès auprès d’eux ; ils ne souffraient pas qu’on introduisît chez eux du vin ou quelqu’autre produit de luxe, estimant que cela amollissait leurs âmes et détendait les ressorts de leur courage ; c’étaient des hommes rudes et d’une grande valeur guerrière ; ils accablaient les autres Belges de sanglants reproches pour s’être soumis à Rome et avoir fait litière de la vertu de leurs ancêtres ; ils assuraient que, quant à eux, ils n’enverraient pas de députés et n’accepteraient aucune proposition de paix.

16. César, après trois jours de marche à travers leur pays, apprit en interrogeant les prisonniers que la Sabis n’était pas à plus de dix milles de son camp ; « tous les Nerviens avaient pris position de l’autre côté de cette rivière et ils y attendaient l’arrivée des Romains avec les Atrébates et les Viromandues, leurs voisins, car ils avaient persuadé ces deux peuples de tenter avec eux la chance de la guerre ; ils comptaient aussi sur l’armée des Atuatuques, et, en effet, elle était en route ; les femmes et ceux qui, en raison de leur âge, ne pouvaient être d’aucune utilité pour la bataille, on les avait entassés en un lieu que des marais rendaient inaccessible à une armée ».

17. [1]Pourvu de ces renseignements, César envoie en avant des éclaireurs et des centurions chargés de choisir un terrain propre à l’établissement d’un camp. [2]Un grand nombre de Belges soumis et d’autres Gaulois avaient suivi César et faisaient route avec lui ; certains d’entre eux, comme on le sut plus tard par les prisonniers, ayant étudié la façon dont avait été réglée pendant ces jours-ci la marche de notre armée, allèrent de nuit trouver les Nerviens et leur expliquèrent que les légions étaient séparées l’une de l’autre par des convois très importants, et que c’était chose bien facile, quand la première légion serait arrivée sur l’emplacement du camp et que les autres seraient encore loin derrière elle, de l’attaquer avant que les soldats eussent mis sac à terre ; une fois cette légion mise en fuite, et le convoi pillé, les autres n’oseraient pas leur tenir tête. [3]Une considération appuyait encore le conseil de leurs informateurs : les Nerviens, n’ayant qu’une cavalerie sans valeur (jusqu’à présent, en effet, ils ne s’y intéressent pas, mais toute leur force, ils la doivent à l’infanterie), avaient depuis longtemps recours, afin de mieux faire obstacle à la cavalerie de leurs voisins, dans le cas où ils viendraient faire des razzias chez eux, au procédé suivant : ils taillaient et courbaient de jeunes arbres ; ceux-ci poussaient en largeur de nombreuses branches ; des ronces et des buissons épineux croissaient dans les intervalles : si bien que ces haies, semblables à des murs, leur offraient une protection que le regard même ne pouvait violer. [4]Notre armée étant embarrassée dans sa marche par ces obstacles, les Nerviens pensèrent qu’ils ne devaient pas négliger le conseil qu’on leur donnait.

18. [1]La configuration du terrain que les nôtres avaient choisi pour le camp était la suivante. [2]Une colline toute en pente douce descendait vers la Sabis, cours d’eau mentionné plus haut ; en face, de l’autre côté de la rivière, naissait une pente semblable, dont le bas, sur deux cents pas environ, était découvert, tandis que la partie supérieure de la colline était garnie de bois assez épais pour que le regard y pût difficilement pénétrer. [3]C’est dans ces bois que l’ennemi se tenait caché ; sur le terrain découvert, le long de la rivière, on ne voyait que quelques postes de cavaliers. [4]La profondeur de l’eau était d’environ trois pieds.

19. [1]César, précédé de sa cavalerie, la suivait à peu de distance avec toutes ses troupes. [2]Mais il avait réglé sa marche autrement que les Belges ne l’avaient dit aux Nerviens : car, à l’approche de l’ennemi, il avait pris les dispositions qui lui étaient habituelles : six légions avançaient sans bagages, puis venaient les convois de toute l’armée ; enfin deux légions, celles qui avaient été levées le plus récemment, fermaient la marche et protégeaient les convois. [3]Notre cavalerie passa la rivière, en même temps que les frondeurs et les archers, et engagea le combat avec les cavaliers ennemis. [4]Ceux-ci, tour à tour, se retiraient dans la forêt auprès des leurs et, tour à tour, reparaissant, chargeaient les nôtres ; et les nôtres n’osaient pas les poursuivre au-delà de la limite où finissait le terrain découvert. [5]Pendant ce temps, les six légions qui étaient arrivés les premières, ayant tracé le camp, entreprirent de le fortifier. [6]Dès que la tête de nos convois fut aperçue par ceux qui se tenaient cachés dans la forêt – c’était le moment dont ils étaient convenus pour engager le combat -, comme ils avaient formé leur front et disposé leurs unités à l’intérieur de la forêt, augmentant ainsi leur assurance par la solidité de leur formation, ils s’élancèrent soudain tous ensemble et se précipitèrent sur nos cavaliers. [7]Ils n’eurent pas de peine à les défaire et à les disperser ; puis, avec une rapidité incroyable, ils descendirent au pas de course vers la rivière, si bien que presque en même temps ils semblaient se trouver devant la forêt, dans la rivière, et déjà aux prises avec nous. [8]Avec la même rapidité, ils gravirent la colline opposée, marchant sur notre camp et sur ceux qui étaient en train d’y travailler.

20. [1]César avait tout à faire à la fois : il fallait faire arborer l’étendard, qui était le signal de l’alerte, faire sonner la trompette, rappeler les soldats du travail, envoyer chercher ceux qui s’étaient avancés à une certaine distance pour chercher de quoi construire le remblai, ranger les troupes en bataille, les haranguer, donner le signal de l’attaque. [2]Le peu de temps, et l’ennemi qui approchait, rendaient impossible une grande partie de ces mesures. [3]Dans cette situation critique, deux choses aidaient César : d’une part l’instruction et l’entraînement des soldats, qui, exercés par les combats précédents, pouvaient aussi bien se dicter à eux-mêmes la conduite à suivre que l’apprendre d’autrui ; d’autre part, l’ordre qu’il avait donné aux légats de ne pas quitter le travail et de rester chacun avec sa légion, tant que le camp ne serait pas achevé. [4]En raison de la proximité de l’ennemi et de la rapidité de son mouvement, ils n’attendaient pas, cette fois, les ordres de César mais prenaient d’eux-mêmes les dispositions qu’ils jugeaient bonnes.

21. [1]César se borna à donner les ordres indispensables et courut haranguer les troupes du côté que le hasard lui offrit : il tomba sur la dixième légion. [2]Il fut bref, recommandant seulement aux soldats de se souvenir de leur antique valeur, de ne pas se laisser troubler et de tenir ferme devant l’assaut ; puis, l’ennemi étant à portée de javelot, il donna le signal du combat. [3]Il partit alors vers l’autre aile pour y exhorter aussi les soldats ; il les trouva déjà combattant. [4]On fut tellement pris de court, et l’ardeur offensive des ennemis fut telle, que le temps manqua non seulement pour arborer les insignes, mais même pour mettre les casques et pour enlever les housses des boucliers. [5]Chacun, au hasard de la place où il se trouvait en quittant les travaux du camp, rejoignit les premières enseignes qu’il aperçut, afin de ne pas perdre à la recherche de son unité le temps qu’il devait au combat.

22. [1]Comme les troupes s’étaient rangées selon la nature du terrain et la pente de la colline, en obéissant aux circonstances plutôt qu’aux règles de la tactique et des formations usuelles, comme les légions, sans liaison entre elles, luttaient chacune séparément et que des haies très épaisses, ainsi qu’on l’a dit plus haut, barraient la vue, on n’avait pas de données précises pour l’emploi des réserves, on ne pouvait pourvoir aux besoins de chaque partie du front, et l’unité de commandement était impossible. [2]Aussi bien, les chances étaient-elles trop inégales pour que la fortune des armes ne fût pas aussi très diverse.

23. [1]La 9e et la 10e légion, qui se trouvaient à l’aile gauche, lancèrent le javelot ; harassés par la course et tout hors d’haleine, et, pour finir, blessés par nos traits, les Atrébates (car c’étaient eux qui occupaient ce côté de la ligne ennemie), furent rapidement refoulés de la hauteur vers la rivière, et tandis qu’ils tâchaient de la franchir, les nôtres, les poursuivant à l’épée, en tuèrent un grand nombre. [2]Puis ils n’hésitèrent pas à passer eux-mêmes la rivière, et, progressant sur un terrain qui ne leur était pas favorable, brisant la résistance des ennemis qui s’étaient reformés, ils les mirent en déroute après un nouveau combat. [3]Sur une autre partie du front, deux légions, la 11e et la 8e, agissant séparément, avaient défait les Viromandues, qui leur étaient opposés, leur avait fait dévaler la pente et se battaient sur les bords mêmes de la rivière. [4]Mais le camp presque entier, sur la gauche et au centre, se trouvant ainsi découvert, - à l’aile droite avaient pris position la 12e légion et, non loin d’elle, la 7e - tous les Nerviens, en rangs très serrés, sous la conduite de Boduognatos, leur chef suprême, marchèrent sur ce point ; et tandis que les uns entreprenaient de tourner les légions par leur droite, les autres se portaient vers le sommet du camp.

24. [1]Dans le même moment, nos cavaliers et les soldats d’infanterie légère qui les avaient accompagnés, mis en déroute, comme je l’ai dit, au début de l’attaque ennemie, rentraient au camp pour s’y réfugier et se trouvaient face à face avec les Nerviens : ils se remirent à fuir dans une autre direction ; et les valets qui, de la porte décumane, sur le sommet de la colline, avaient vu les nôtres passer, victorieux, la rivière, et étaient sortis pour faire du butin, quand ils virent, en se retournant, que les ennemis étaient dans le camp romain, se mirent à fuir tête baissée. [2]En même temps s’élevaient des clameurs et un grand bruit confus : c’étaient ceux qui arrivaient avec les bagages, et qui, pris de panique, se portaient au hasard dans toutes les directions. [3]Tout cela émut fortement les cavaliers trévires, qui ont parmi les peuples de la Gaule une particulière réputation de courage, et que leur cité avait envoyés à César comme auxiliaires ; voyant qu’une foule d’ennemis emplissait le camp, que les légions étaient serrées de près et presque enveloppées, que valets, cavaliers, frondeurs, Numides fuyaient de toutes parts à la débandade, ils crurent notre situation sans espoir et prirent le chemin de leur pays ; ils y apportèrent la nouvelle que les Romains avaient été défaits et vaincus, que l’ennemi s’était emparé de leur camp et de leurs bagages.

25. [1]César, après avoir harangué la 10e légion, était parti vers l’aile droite : les nôtres y étaient vivement pressés ; les soldats de la 12e légion, ayant rassemblé leurs enseignes en un même point, étaient serrés les uns contre les autres et se gênaient mutuellement pour combattre ; la 4e cohorte avait eu tous ses centurions et un porte-enseigne tués, elle avait perdu une enseigne ; dans les autres cohortes, presque tous les centurions étaient blessés ou tués, et parmi eux le primipile Publius Sextius Baculus, centurion particulièrement courageux qui, épuisé par de nombreuses et graves blessures, ne pouvait plus se tenir debout ; le reste faiblissait, et aux derniers rangs un certain nombre, se sentant abandonnés, quittaient le combat et cherchaient à se soustraire aux coups ; les ennemis montaient en face de nous sans relâche, tandis que leur pression augmentait sur les deux flancs ; la situation était critique. [2]Ce que voyant, et comme il ne disposait d’aucun renfort, César prit à un soldat des derniers rangs son bouclier – car il ne s’était pas muni du sien – et s’avança en première ligne : là, il parla aux centurions en appelant chacun d’eux par son nom et harangua le reste de la troupe ; il donna l’ordre de porter les enseignes en avant et de desserrer les rangs afin de pouvoir plus aisément se servir de l’épée. [3]Son arrivée ayant donné de l’espoir aux troupes et leur ayant rendu courage, car chacun, en présence du général, désirait, même si le péril était extrême, faire de son mieux, on réussit à ralentir un peu l’élan de l’ennemi.

26. [1]César, voyant que la 7e légion, qui était à côté de la 12e, était également pressée par l’ennemi, fit savoir aux tribuns militaires que les deux légions devaient peu à peu se souder et faire face aux ennemis en s’épaulant l’une l’autre. [2]Par cette manœuvre, les soldats se prêtaient un mutuel secours et ne craignaient plus d’être pris à revers ; la résistance en fut encouragée et devint plus vive. [3]Cependant, les soldats des deux légions qui, à la queue de la colonne, formaient la garde des convois, ayant su qu’on se battait, avaient pris le pas de course et apparaissaient au sommet de la colline ; d’autre part, Titus Labiénus, qui s’était emparé du camp ennemi et avait vu, de cette hauteur, ce qui se passait dans le nôtre, envoya la 10e légion à notre secours. [4]La fuite des cavaliers et des valets ayant appris à ces soldats quelle était la situation, et quel danger couraient le camp, les légions, le général, ils ne négligèrent rien pour aller vite.

27. [1]L’arrivée des trois légions produisit un tel changement dans la situation que ceux mêmes qui, épuisés par leurs blessures, gisaient sur le sol, recommencèrent à se battre en s’appuyant sur leurs boucliers, que les valets, voyant l’ennemi terrifié, se jetèrent sur lui, même sans armes, que les cavaliers enfin, pour effacer le souvenir de leur fuite honteuse, cherchèrent sur tous les points du champ de bataille à surpasser les légionnaires. [2]Mais l’ennemi, même alors qu’il ne lui restait guère d’espoir, montra un tel courage que, quand les premiers étaient tombés, ceux qui les suivaient montaient sur leurs corps pour se battre, et quand ils tombaient à leur tour et que s’entassaient les cadavres, les survivants, comme du haut d’un tertre, lançaient des traits sur nos soldats et renvoyaient les javelots qui manquaient leur but : ainsi, ce n’était pas une folle entreprise, pour ces hommes d’un pareil courage, il fallait le reconnaître, que d’avoir osé franchir une rivière très large, escalader une berge fort élevée, monter à l’assaut d’une position très forte : cette tâche, leur héroïsme l’avait rendue facile.

28. [1]Cette bataille avait presque réduit à néant la nation et le nom des Nerviens ; aussi, quand ils en apprirent la nouvelle, les vieillards qui, nous l’avons dit, avaient été rassemblés avec les enfants et les femmes dans une région de lagunes et d’étangs, jugeant que rien ne pouvait arrêter les vainqueurs ni rien protéger les vaincus, envoyèrent avec le consentement unanime des survivants, des députés à César ; ils firent soumission complète, et, soulignant l’infortune de leur peuple, déclarèrent que de six cents sénateurs ils étaient réduits à trois, de soixante mille hommes en état de porter les armes, à cinq cents à peine. [2]César, soucieux de montrer qu’il était pitoyable aux malheureux et aux suppliants, prit grand soin de les ménager : il leur laissa la jouissance de leurs terres et de leurs villes, et ordonna à leurs voisins de s’interdire et d’interdire à leurs clients toute injustice et tout dommage à leur égard.

29-33. Les Atuatuques, dont il a été question plus haut, arrivaient au secours des Nerviens avec toutes leurs forces : à la nouvelle du combat, ils firent demi-tour et rentrèrent chez eux ; abandonnant toutes leurs villes et tous leurs villages fortifiés, ils réunirent tous leurs biens dans une seule place que sa situation rendait très forte. […] Après qu’on en eut tué environ quatre mille, ce qui restait fut rejeté dans la place. Le lendemain nous enfonçâmes les portes que ne défendait plus personne ; nos soldats pénétrèrent dans la ville, et César fit tout vendre à l’encan en un seul lot. Il sut par les acheteurs que le nombre de têtes était de 53 000.



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© 2010 - Olivier LEGRAND

Sources utilisées : Guerre des Gaules, traduction de L.A CONSTANT