Article proposé par Monsieur André Bigotte (posté sur notre forum de discussion), déjà auteur d'une thèse inédite sur la bataille de la Sabis.
Pour ouvrir l’éventail des perspectives et provoquer la discussion, un souci d’information sans exclusive nous incite à évoquer quelques pistes de réflexion qui ne prétendent rien préjuger de leur avenir et encore moins épuiser le sujet : ces interrogations pourront être suivies et diversifiées, ou au contraire contestées et abandonnées. Au mieux pourraient-elles engendrer d’autres problématiques.
1. Achaire ou Achard ?
Bien qu’une importante bibliographie et une nombreuse webographie subviennent parfaitement à documenter l’histoire du saint patron d’Haspres (voir, entre autres, le site internet : http://jumieges.free.fr), il ne semble pas inutile de revenir sur la personnalité, et même l’identité de ce personnage. L’histoire religieuse a retenu le nom de Saint Achaire (en latin : Acarius, ou Aicarius), originaire de Bourgogne, d’abord moine à Luxeuil (Haute-Saône), puis évêque du diocèse de Noyon et Tournai vers 621-626 (les deux évêchés étaient alors réunis, le siège étant à Noyon). Il a aidé Saint Amand dans son rôle d’évangélisation. Il a assisté en 633 à l’ordination de Saint Aubert, évêque de Cambrai. Il est mort âgé d’environ 70 ans, le 27 novembre 638 ou 639 ou 640 (ou plusieurs années après…), à Noyon où il a été enterré. Son successeur fut le célèbre Saint Éloi. Ce personnage passait pour guérir les fous et les possédés. Ses reliques auraient été déposées à l’abbaye Saint-Vaast d’Arras.
D’autre part, est connu un Saint Achard (en latin Acardus, Aicardus, ou Aicadrus d’où aussi Aycadre), originaire du Poitou, abbé à Quinçay près Poitiers, puis à Jumièges en Normandie en 682 ou 683. Il est mort âgé d’environ 63 ans, le 15 septembre 687, à Jumièges où il a été enterré et où son tombeau aurait été le lieu de nombreux miracles. Lors des invasions normandes du IXe siècle, l’abbaye de Jumièges fut incendiée le 24 mai 841 : les moines s’enfuirent en emportant leurs biens (ou lors de l’exode de 867 selon R. Aubert, Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, tome 23, 1990, pp. 486-487). Ils se réfugièrent à Haspres dans une maison qui leur appartenait et où ils apportèrent les reliques de Saint Achard et de Saint Hugues : avant de revenir définitivement à Haspres, elles auraient transité par Douai puis Saint-Omer (ÉPISODES À DOCUMENTER).
Quant à Saint Hugues, il était le petit-fils de Pépin d’Héristal (celui qui aurait fondé, vers 692, le prieuré d’Haspres). Il fut évêque de Rouen, puis de Jumièges en 724. Il y est mort jeune le 9 avril 730, et a été enterré dans son monastère de Jumièges. Il aurait eu les mêmes pouvoirs guérisseurs que Saint Acaire.
Les reliques sont restées à Haspres après la restauration de la communauté de Jumièges en 942 (cf. Les annales de l’abbaye Saint-Pierre de Jumièges, éd. Jean Laporte, Rouen 1954, p. 83). Une fois le prieuré d’Haspres rattaché à Saint-Vaast d’Arras, suite à un échange convenu entre cette abbaye et l’abbé Thierry de Jumièges le 13 janvier 1024, le culte de saint Achard s’est développé de manière immédiate et importante dans le diocèse de Cambrai / Arras. Les reliques du saint ont en effet été régulièrement présentées lors des grands événements religieux du XIe siècle : ainsi, lors de la cérémonie de fondation de l’abbaye Saint-André du Cateau-Cambrésis en 1025, lors de la consécration du Saint-Sépulcre de Cambrai en 1064, ou encore lors de la dédicace de l’abbaye d’Hasnon en 1070. Ce saint normand a eu, durant plusieurs siècles, la réputation de guérir les malades atteints de dérangement psychologique (« folie », « mal de Saint Acaire » ou « Saint Aquaire ») ou de pathologie démoniaque (sorcellerie, possession). Sa réputation était très répandue dans le Cambrésis, le Hainaut, l’Artois, et on venait de loin jusqu’à l’église (ou au monastère) d’Haspres, seul ou en procession, pour demander à ce saint la guérison de la « folie ».
La littérature médiévale n’est pas avare de références à cette pratique : – Adam de la Halle, dans Le Jeu de la Feuillée rédigé en 1276 (v. 322), met en scène des bourgeois d’Arras, taxés de folie, qui font leurs offrandes aux reliques de Saint Acaire promenées à Haspres par un moine qui promet en échange une guérison plus ou moins prompte. – Jean de Condé, dans Li Dis des Jacopins et des Frémeneurs, composé vers 1320, en parle dans le même sens : Qui va à saint Aquaire à Haspre / Où on voit vie dure et aspre / Des dervés qui sont desvoiié / Et qui là sont es biers loiié (v. 61-64). – Guillaume de Machaut, aux vers 2857 et 2858 de son Livre du Voir Dit rédigé en 1364 : Entre moi et mon secrétaire / Qui avoit le mal saint Aquaire. – Le poète Eustache Deschamps écrit aussi, dans Le Miroir de Mariage, en 1389 : Tu serois plus hors de sens / Qu ceuls qu’on maine à saint Acaire (v. 5562-5563). L’histoire de France elle-même n’est pas exempte de témoignages de cette tradition : le roi Charles VI eut recours à cette méthode après qu’il eut été frappé de folie (VOIR CI-DESSOUS, § 3).
Remarquez, au passage, la forme Acaire/Aquaire, mais jamais Achard : Achaire se prononce en picard Acaire, Achard se dirait Acard, de la même façon qu’un chat est un cat ou que chanter est canter : dans le nord de la France, un phénomène de palatalisation a fait évoluer le phonème /ch/ suivi de la voyelle /a/ vers le son /k/ qui figurait déjà dans les noms latins Acarius et Acardus. Il s’agit donc bien de l’évêque de Noyon, Saint Achaire, qui passait autrefois pour avoir la puissance de guérir l’humeur des personnes aigres et querelleuses qu’on menait en pèlerinage à sa chapelle (Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome I, Paris 1866, p. 47). Paulin Paris, dans son Essai d’un dictionnaire historique de la langue française (Paris, 1847, p. 48) avance la même thèse : Le plus ancien des pèlerinages auxquels on attribuait la vertu de guérir de l’extravagance ou « avertin », était le village d’Aspres, près d’Arras, où l’on conservait les reliques de l’évêque de Noyon, saint Acaire.
La similitude des deux patronymes : Achaire (ou Acaire, de Noyon) / Achard (ou Acard, de Jumièges), est-elle à l’origine d’une interférence qui déporta sur la personne du second les vertus de guérisseur dont jouissait le premier ? Usurpation de dons ? Erreur sur la personne ? En tout cas, depuis leur transfert à Haspres, ce sont les reliques de Saint Achard et non celles de Saint Achaire qui ont fait l’objet de pèlerinages et d’offrandes. Pourtant, rien dans les actes attestés de la vie de Saint Achaire, rien dans ce que l’on sait avec authenticité de son tempérament, ne permet de l’identifier comme un individu caractériel, ni d’expliquer un tel pouvoir. Certaines biographies peuvent, au moins en partie, être faites a posteriori pour justifier des faits ou des jugements apocryphes. Ainsi dit-on de Saint Achaire de Noyon qu’il était d’un caractère irritable et connu pour ses accès de colère. Ainsi mentionne-t-on l’habitude qu’avait Saint Achard de Jumièges de produire des miracles de son vivant, et de pourchasser les démons qui hantaient l’abbaye. La Vita Aichardi (Vie de Saint Achard) a été éditée dans les Acta Sanctorum, d’après un manuscrit de la Bibliothèque de Rouen qui aurait été rédigé (fabriqué…) par des moines de Jumièges vers le Xe siècle, afin de célébrer les vertus du saint et de promouvoir le culte local de ses reliques. En outre, il semble que la collusion des deux patronymes fut par la suite entretenue, comme fut nourrie la superstition thérapeutique (voir les travaux de Véronique Gazeau, professeur à l’université de Caen, sur les abbés bénédictins normands).
2. Achaire, Acaire, et acariâtre ?
Des lexicographes tels Jacques Dubois ou Jacobus Sylvius (1531), Robert Estienne (1549), Jean Nicot (1606), Antoine Furetière (1690), Dictionnaire de Trévoux (1704), etc., donnent à l’adjectif acariâtre l’étymologie Acaire, moine auquel on recommandait les gens atteint de folie. Aujourd’hui encore, mais avec davantage de prudence, Albert Dauzat, le Trésor de la Langue française, Paul Robert, Alain Rey suggèrent une telle provenance : vient probablement du nom de l’évêque Acharius qui, depuis le VIe siècle, passe pour avoir guéri les fous (A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1999, tome I, p. 16). Ainsi acariâtre serait lui-même synonyme de fou : La personne acariâtre [fin XVe s.] est donc à l’origine un malade mental (A. Rey, op. cit.).
Mais il semble plutôt que nous ayons affaire à un phénomène d’assonance, quelque chose comme un jeu de mots ou un calembour, dont on connaît de nombreux autres exemples dans l’histoire profane et religieuse. Une ressemblance phonique a permis alors de rapprocher Acaire / Acard et acariâtre, et laissé croire que le saint doté d’un tel nom pouvait guérir une telle pathologie. On a présumé que Saint Acaire adoucissait l’humeur des mégères, mais également qu’il matait les chiens enragés et guérissait les morsures (Michèle Brocart, Eloge et pratique des saints guérisseurs, éd. Cabedita, 2003, p. 14). De la même façon, les superstitions populaires – dont toutes ne sont pas dissipées de nos jours – attribuaient à quelques saints la vertu de guérir les maux qu’un certain rapport homophonique rapprochait de leurs noms : Saint Cloud avait la réputation de guérir les furoncles (ou clous), Saint Clair le pouvoir de rendre la vue, Saint Claude la faculté de soigner les boiteux (claudus en latin), Saint Loup la puissance d’ôter la rage, Saint Ouen la capacité de soigner les maux de l’ouïe, etc. La ressemblance de l’adjectif avec le nom a été remarquée par Gilles Ménage dès 1650 (Origine de la langue française) et peu après par François de La Mothe Le Vayer (Hexaméron rustique, 6e journée, 1671).
Dans l’hypothèse où acariâtre s’originerait du patronyme Acaire, l’hésitation subsisterait entre les deux saints personnages paronymiques. Gaston Paris opte pour l’évêque de Noyon qui guérissait les fous (revue Romania, 1881, tome X, p. 302) ; Georges Deghilage préfère l’abbé de Jumièges dont les restes ont été transportés à Haspres (revue Vie et Langage, juin 1956, n° 51, p. 270-271).
L’existence du mot acariâtre est attestée depuis la fin du XVe siècle (soit plus de quatre siècles après l’avènement du culte de Saint Acaire !) par la formule mal aquariastre chez le poète Jean Meschinot, dans les Lunettes des princes, publié en 1493. Mais signifie-t-il vraiment folie : d’une part, la maladie de Charles VI, dont il est question plus bas, n’est jamais qualifiée d’acariâtre, elle est dénommée par Froissart « frénésie » ou « fureur », mots qui renvoient explicitement à une crise de folie ; d’autre part, Saint Acaire était-il invoqué pour guérir les fous ou seulement les atrabilaires ? En d’autres termes, acariâtre ne s’appliquerait-il pas plutôt à un comportement désordonné et exalté, à un caractère désagréable et insupportable, qui peut ressembler à celui d’une personne atteinte de démence ? : Il y a plusieurs maladies auxquelles le peuple a donné le nom d'un saint, comme le mal de ‘Saint-Jean’ qui est l'épilepsie ; le mal de ‘Saint-Hubert’ qui est la rage ; le mal de ‘Saint-Mein’ qui est la gale ; le mal ‘Saint-Fiacre’ qui est une inflammation au fondement ; le mal ‘Saint-Genou’ qui est la goutte ; le mal ‘Saint-Acaire’ qui est une humeur acariâtre ; le mal ‘Saint- Avertin’ qui est une mauvaise tête ; le mal ‘Saint-Mathurin’ qui est la folie, etc. (Pierre de La Mésangère, Dictionnaire des proverbes français, Paris 1821, p. 367). Antoine Oudin, dans ses Curiosités françaises, 1640, p. 320, donne cette définition : Il a le mal saint Acaire, il est opiniâtre (cité par Le Roux de Lincy, Le Livre des proverbes français, 1842, tome I, p. 29).
En tout cas, l’analogie avec la folie, si elle a jamais existé, n’a duré qu’un temps très court, puisque le sens du mot s’est aussitôt affaibli ; dès le début du siècle suivant, soit 25 ans après la première occurrence connue, il est synonyme d’humeur déplaisante, colérique, hargneuse, difficile à supporter, voire tyrannique : Et puis il est acariastre / Et hargneux tant que c’est pitié (Jean Daniel, Le Pionnier de Seurdre, monologue dramatique rédigé à Angers en 1523, v. 435-436). Il reste parfois encore attaché, comme un effet notoire, à l’idée de démence ou de possession, et le terme est joint à celui d’idiot, de fou ou de sot : - Adam de la Halle en 1276 : Me sires sains Acaires / Vous est chi venus visiter …/ Souvent voi des plus édiotes / A Haspre no moustier venir / Qui sont haitié au departir (op. cit., v. 322-334) ; - Guillaume Bouchet en 1584 : femmes folles et acariâtres (Sérées, livre I, chap. 17) ; - Antoine Arnauld en 1594 : des sots et des acariastres (Plaidoyer pour l’Université). Mais un siècle plus tard, le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa première édition de 1694, ne retient déjà plus du tout le sens de fou : acariastre, qui est d'une humeur fascheuse, opiniastre et criarde. Voltaire en 1759 le conçoit de la même façon : femme acariâtre et insupportable (Candide, chap. 30). C’est l’opinion actuelle du lexicographe Alain Rey qui propose les synonymes désagréable, hargneux (Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1999, tome I, p. 16).
Bref : si Saint Acaire pouvait soigner les insensés, en revanche depuis longtemps (peut-être depuis toujours ?) le mot acariâtre n’a rien à voir avec cette sainte personne et ne s’applique donc pas à une maladie mentale, mais seulement à un défaut de caractère. Une telle déliaison d’avec la notion de folie le détacherait définitivement de son prétendu étymon Acaire.
Quelle origine, alors, pour acariâtre ? Émile Littré (Dictionnaire de la langue française, tome I, 1878) et J.-B. de la Curne de Sainte-Palaye (Glossaire de l’ancienne langue française, 1882) font venir le mot de l’ancien français acarier, confronter, opposer face à face ou tête à tête, d’où le sens de : celui qui tient tête dans la confrontation, et de là : celui qui est de difficile humeur. Acarier proviendrait alors de a, particule privative, et de cara, tête, face, visage Dans cette ligne, Louis-Nicolas Bescherelle fait descendre le mot de deux vocables gallois : car qui signifie tête, et atr, pour hart qui signifie dur, difficile (Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, tome I, 1843). Pour leur part, Jacques Bourgoing (De origine et usu vocum vulgarium, 1583) et Adolf Tobler-Erhard Lommatzsch (Dictionnaire de l’ancien français, 1880) dérivent le mot du grec akaris qui a le sens de : sans grâce, désagréable. Jean Nicot (Trésor de la langue française, 1606), suivi par Frédéric Diez (Dictionnaire étymologique de la langue française, 1853), propose un autre mot grec, a-kapa qui signifie : sans tête, sans visage, d’où : sans cervelle ni entendement. Toutes ces étymologies sont aujourd’hui contestées.
C’est probablement l’opacité entachant l’origine du mot qui a provoqué le croisement d’acariâtre avec le nom du moine Acaire. Une étymologie un peu plus vraisemblable, qui a aujourd’hui la préférence des linguistes mais qui est déjà celle de Gilles Ménage dans ses Origines de la langue française (1650), serait la racine latine acer, aigu, d’où : âcre, aigre, suivie du suffixe dépréciatif –âtre (du latin –astrum). Bref, bis repetita placent : acariâtre a désigné et désigne encore une personne d’humeur aigre.
3. Haspres ou Avesnes-le-Sec ?
Le 13 juin 1392, en pleine Guerre de Cent Ans, le connétable de France, Olivier de Clisson, ami intime du roi de France Charles VI (jeune homme de 24 ans, qui n’est pas en très bon état de santé mentale) est victime d’une tentative d’assassinat sur l’ordre de Pierre de Craon, un noble breton. Charles VI réclame au duc de Bretagne qu’on lui livre le coupable : le duc refuse et protège Craon. Charles VI décide alors une expédition punitive en Bretagne, contre le duc accusé de crime de lèse-majesté. Le 5 août 1392 l’armée se met en route ; la chaleur est torride. Le roi sort de la forêt du Mans. Un vieillard mal vêtu se précipite devant lui, arrête son cheval et lui dit : « Roi, ne va pas plus loin, car tu es trahi ». L’homme incommode le roi encore quelque temps. Sorti de la forêt, alors qu’il chevauche tranquillement sous le soleil ardent de midi, le bruit métallique d’une lance heurtant un casque fait tressaillir Charles VI. Il est pris d’une folie furieuse, croit qu’on va le tuer comme vient de le prédire le mendiant ; il sort son épée et pourchasse au galop les gens de son escorte qu’il prend pour des ennemis : il en tue quatre et se précipite sur son frère quand il est enfin maîtrisé, ligoté et ramené à Paris. L’expédition est suspendue. Pendant deux jours le roi reste dans un état de prostration grave. Il est transféré à la campagne, dans son château de Creil ; il ne reprendra ses activités qu’en octobre. Mais de nombreuses autres crises ponctueront son règne. Après l’incident de 1392, certains croient que le roi a été empoisonné ou envoûté. Une enquête élimine la première solution. On accuse alors la sorcellerie : si le roi a été ensorcelé, la sorcellerie doit pouvoir le guérir ; mais les sorciers échouent à leur tour.
Reste l’hagiothérapie : une statue en cire représentant le roi de France, grandeur nature et costumée, est envoyée à l’église d’Haspres, devant la châsse contenant les reliques de Saint Acaire, et des prières sont prononcées aux fins d’obtenir la guérison. Une fois encore, tout cela en vain… L’historien valenciennois Jean Froissart narre l’épisode dans ses Chroniques qui traitent des meilleures emprises et des faits (…) advenus en son temps en France, Angleterre, Bretagne, Espagne (…), écrits entre 1370 et 1400, livre IV, chap. 30 (« Comment le duc de Berry et le duc de Bourgogne, oncles du roi, eurent le gouvernement du royaume ») : On envoya en une ville que on appelle Aspre, et sied en la comté de Haynault entre Cambray et Valenciennes, en laquelle ville a une église qui est tenue de l’abbaye de Saint-Waast d’Arras, dont on aoure [adore] Sainct Aquaire, et là gyst, en une fierte [châsse] moult richement en argent, le corps du benoist saint dessus nommé ; et est requis et visité de moult de lieux, pourtant que ses verges sont moult crueuses [cruelles] de frénésie et de derverie [folie]. Et pour honorer le sainct, envoyé y fut et apporté ung homme faict de cire, en forme du Roy de France, et ung très beau cyerge et grant, et offert moult dévotement et humblement au corps sainct, affin qu’il voulsist [voulût] supplier à Dieu que la maladie du Roy, laquelle estoit grande et cruelle, fust allégée de ce don et offrande. Ainsi envoya-t-on pareillement à Saint Hermer à Rouais, lequel sainct a le mérite de guérir de toute frénésie. En tous lieux où on savoit corps sainct ou corps de sainctes, qui eussent grâce et mérite par la vertu de Dieu à guérir de frénésie et de derverie, on y envoyoit ordonnément et dévotement l’offrande du Roy. [L’ouvrage de Froissart contient aussi le récit de la prise et de l’incendie d’Haspres par l’armée de François Ier en 1540].
L’historien De Barante, dans son Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, Paris 1824, tome I, livre 2, corrige Haspres en Avesnes, soupçonnant Froissart d’une erreur topographique : Aussi comptait-on bien plus sur l'assistance divine que sur les remèdes humains. Partout on faisait des prières publiques ; les évêques portaient les reliques des églises dans de solennelles processions ; en tous les lieux où l'on savait des corps de saints ou de saintes connus pour guérir, par la grâce de Dieu, la frénésie et la derverie, de riches offrandes étaient envoyées. On présenta à la châsse de saint Acaire, à Avesne en Hainaut, une représentation du roi de France en cire, de grandeur naturelle.
Avesnes en Hainaut, c’est l’actuel Avesnes-sur Helpe. A son tour, l’historien Isidore Lebeau fustige l’erreur commise par Barante dans la confusion des lieux dénommés pareillement Avesnes (Aimé Leroy et Arthur Dinaux, Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique, vol IV, Valenciennes 1834, pp. 133-135) : Lorsque la maladie de Charles VI se déclara, les reliques de Saint Acaire avaient été transférées dans un village voisin , du nom d’Avesnes-le-Sec, où la vertu qu'on leur attribuait de guérir les acariâtres, leur avait acquis une grande vogue. Ainsi ce fut dans l'église d'Avesnes-le-Sec et non en celle d'Avesnes-en-Hainaut, qu'on présenta à la châsse de Saint Acaire, une représentation du Roi de France.
André Jurénil, Denain et l’Ostrevant avant 1712 (1929), et Charles Laurent Canonne, dans son Histoire de la franche ville d’Haspres (1935), se rallient à cette opinion : dans les années 1390, les dépouilles de Saint Acaire ne se trouvent plus à Haspres, elles ont été mises à l’abri provisoirement, pour échapper aux pillages de la Guerre de Cent Ans, en l’église (ou au château ?) d’Avesnes-le-Sec, alors sous la protection de la puissante abbaye de Saint-Aubert de Cambrai. Le roi Charles VI avait sans doute eu connaissance des reliques de Saint Acaire lors de son passage à Cambrai quelques années auparavant, en 1382, après la bataille de Rosbecque, pour déposer dans l’église Notre-Dame, les drapeaux enlevés aux Flamands par l’armée royale. En avril 1385, il avait séjourné aussi à Cambrai pour assister à une double cérémonie, les alliances croisées des enfants de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, avec ceux d’Albert Ier, comte de Hainaut.
Thomas de Cantimpré, dans le Livre des Abeilles rédigé vers 1260-1270, raconte une curieuse histoire advenue en l’église d’Haspres au temps où s’y trouvaient les célèbres reliques : un vrai fou fait mourir un fou simulateur qui voulait se mettre à l’abri de poursuites pour hérésie. Voici la traduction du texte latin : Il y avait dans la cité de Cambrai un hérétique très rusé, qui craignait beaucoup d’être découvert et brûlé par les frères prêcheurs. C’était en effet le temps où ceux-ci en avaient fait monter beaucoup sur le bûcher. Aussi avait-il simulé une attaque démoniaque et pour cette raison ses amis l’avaient lié et amené à Haspres où saint Achaire a la puissance de guérir les possédés : ainsi on lui reprocherait non pas son hérésie affichée, mais tout simplement sa folie. Mais voilà qu’un certain clerc possédé par le démon et pour cette raison lié en cet endroit apprit que Gilles Boogris (c’était le nom de l’arrivant) avait été déposé, lié lui aussi. La nuit suivante, ce clerc possédé réussit, par la permission divine, à se dégager. Rassemblant des nattes et des litières ainsi que des bancs de l’église, il entassa le tout au-dessus de l’hérétique qui demeurait lié. Celui-ci croyant à un jeu un peu fou commence par dissimuler, jusqu’à ce que le clerc aille chercher du feu pour enflammer tout ce monceau. C’est alors que l’hérétique poussa des cris. A sa voix les gardes se réveillèrent et tentèrent d’éteindre le feu, mais le clerc qui avait trouvé un glaive près de son lit par hasard les en écarta violemment et provoqua la combustion de l’hérétique. Sans retard, le jugement de Dieu s’étant ainsi exercé, le clerc fut libéré du démon et apparu pleinement guéri.
Texte de Monsieur André Bigotte
Sources utilisées :
- Texte indédit de Monsieur André Bigotte