1914 - 1918 par G.Lesage
 

Monsieur Gérard Lesage, que nous connaissons déjà pour ses recherches sur la bataille de Denain (1712), nous fait le plaisir d'une nouvelle contribution (faite à l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts d’Angers le 14 octobre 2016) : l'occupation d'un village du Nord pendant la première guerre mondiale.

Tout au long de l'article, présenté comme une synthèse sur le département du Nord, Haspres (village natal de notre auteur) apparait en fil rouge.

Un village du Nord sous l'occupation allemande

Un affreux dimanche de Pâques

Le dimanche 23 avril 1916, c’est le jour de Pâques, dans la matinée, la stupeur, l’indignation et le désespoir s'abattent sur l'agglomération lilloise. Des affiches apposées par l'occupant allemand annoncent en effet à la population qu'il va procéder à l'évacuation forcée d'un certain nombre d'habitants. Ce seront au total près de 20 000 personnes qui vont être enlevées de chez elles manu militari et envoyées dans d'autres départements occupés, là où les travaux des champs requéraient des bras, principalement dans l'Aisne et les Ardennes.

Pour l'essentiel vont être déportées des femmes et des jeunes filles, des bouches inutiles aux yeux des Allemands confrontés eux-mêmes à des problèmes de ravitaillement croissants. Dans son ouvrage sur les oubliés de la Grande Guerre, l’historienne Annette Becker cite le témoignage d'une institutrice, Marie Degrutière: chaque jour des soldats allemands arrivent dans un quartier vers trois heures du matin, font lever tout le monde et enlèvent surtout les femmes et des jeunes filles de 20 à 35 ans pour les conduire on ne sait où....

L'arrachement de ces femmes à leur famille et leur quartier, les conditions inhumaines de leur transport, entassées qu'elle sont dans de sordides wagons à bestiaux, l’humiliation née de la confusion volontairement entretenue par les Allemands des déportées avec celles que l'on appelle alors les vilaines femmes qui sont soumises à de réguliers et indiscrets contrôles sanitaires, déclencheront l'opprobre contre ces rafles aveugles et brutales.

De nombreux épisodes d'évacuation forcée

Il y aura, dans la France occupée durant la Première Guerre Mondiale, bien d'autres épisodes d'évacuation forcée et particulièrement de femmes. Ainsi Haspres, un village du Hainaut, mon village natal, qui servira de fil rouge durant cette communication, verra arriver en 1917 une cinquantaine de femmes dont leur lettre collective au Sous- Préfet de Valenciennes nous apprend qu'elles ont été évacuées d'Angres et de Lens, deux proches communes du bassin houiller du Pas de Calais, à Haspres , qu'elles sont femmes de mobilisés et que leur dénuement est tel qu'elles ont l'honneur d'appeler la bienveillante attention de Monsieur le Sous-Préfet de Valenciennes sur la triste situation qui leur est faite.

Ces déportations massives de femmes sont l'un des aspects les plus sombres de la guerre de 1914-1918, alors même qu'en 1907, la conférence de La Haye avait entendu protéger les populations civiles des horreurs de la guerre. Comme l'écrit un autre témoin cité par Annette Becker, non, celui qui n'a pas vu son pays envahi ne sait pas ce que c'est que la guerre.

Des évènements peu étudiés et largement oubliés

Étrangement ces tristes événements sont largement méconnus voire purement et simplement ignorés. En dehors de quelques rares travaux, l'historiographie de l’occupation allemande lors de la Grande Guerre est plutôt pauvre. Même si, depuis les années 1990, certains ont pris conscience de ce déficit historiographique et de ce qu'il avait de choquant, et qu'ont pu être publiés quelques témoignages, comme tout récemment les Mémoires de Marie de Croÿ, princesse et combattante, ou quelques articles d'historiens, le bilan demeure bien mince si on le compare à l’avalanche d'ouvrages qui relatent par le menu les différents combats et autres opérations militaires.

Il en va de même pour les diverses manifestations qui, depuis deux ans commémorent la Grande Guerre. Pour 1916, on a abondamment parlé de Verdun mais le sort de ces milliers de femmes du Nord déportées dans des conditions indignes, n'a guère retenu l'attention des historiens et comités de tout poil qui se sont chargés de célébrer le souvenir de cette année terrible. Certes, les épreuves endurées par les populations civiles peuvent, comparées avec la violence des combats et les souffrances des soldats, paraître se situer à un degré moindre dans l'échelle de l'horreur. Mais cela suffit-il pour expliquer, et a fortiori justifier, le relatif oubli dans lequel sont tombés les misères et les malheurs des populations qui se retrouvèrent asservies sous le joug de l'occupant ? Il est vrai qu’il n’est guère facile de commémorer la faim, le viol, la déportation et le travail forcé. Mais il est, sans doute, une autre explication à ce silence. C'est que, dans la mémoire collective, lorsqu'est évoquée l’occupation allemande, c'est à celle de la seconde guerre mondiale qu'il est a priori fait référence. Parce qu'elle a touché tout le pays au lieu d'une dizaine de départements en 1914. Parce que, durant ce deuxième conflit mondial, un palier supplémentaire a été franchi dans la violation des droits de l'homme. Parce qu'aussi s'est, en contrepoint, cristallisée une héroïsation de la résistance devenue l'une des grandes pages de notre récit national.

Un roman à redécouvrir

Il est cependant un roman de Maxence Van der Meersch, Invasion 14, aujourd'hui malheureusement et injustement mal connu, en dépit d'une réédition en 1993, qui raconte ce que fut l'occupation. Comme parfois, je suis tenté de dire comme souvent, la littérature précède l'histoire pour évoquer le passé. Dans son roman, Van der Meersch dresse une fresque saisissante de la vie d'un quartier de Roubaix sous l'occupation allemande, avec des descriptions nuancées de ceux qui rechignent à se soumettre à l'occupant et de ceux qui vont plus loin dans leur refus jusqu'à résister, mais aussi de ceux qui collaborent avec l'ennemi et tirent profit de la guerre, ou encore de ces personnalités ambivalentes qui s'enrichissent par leur trafic mais cherchent à en faire profiter leurs compatriotes. Le romancier s'attache aussi à décrire, sans parti pris, les occupants avec ceux qui se plaisent à voler et humilier les vaincus mais aussi ceux qui s'efforcent d'adoucir la misère de la population. A l'image de la vie, personne n'est vraiment ni noir ni blanc dans ce très beau roman d'un auteur profondément chrétien et la lecture de cette oeuvre de fiction montre combien la littérature peut utilement compléter le travail de l'historien. Le roman comme source de l'histoire, un beau sujet de réflexion.

Ceci dit, c’est de l’histoire à la mode positiviste que nous allons faire à présent, en utilisant ses sources traditionnelles, documents et témoignages de l’époque, puisés pour l’essentiel, mais pas seulement, dans les faits qui se sont déroulés dans le village d’Haspres .

1914

Quelques mots pour rappeler le contexte militaire tout d’abord. A peine la guerre est-elle déclarée que les troupes allemandes envahissent la Belgique. Huit jours plus tard, le 25 août, à la droite de leur dispositif, la I ère armée de Von Kluck est dans les parages de Valenciennes. Le lendemain elle est à Cambrai, cependant que la V ème armée française commandée par le général de Lanrezac se replie sur l'Oise et que les Anglais de leur côté font retraite sur la Somme. On sait que le recul des Alliés se poursuivra jusqu'à la Marne avant que sur cette rivière ne se déroule la grande bataille qui marquera le terme de l'avancée allemande. Avec la retraite qui s’ensuivra, le front va se stabiliser sur une ligne de tranchées allant de la Flandre maritime aux Vosges. Au-delà, c'est la France libre. En deçà, la France envahie. Dans le Nord, Lille, Valenciennes, Cambrai et Maubeuge sont sous contrôle allemand, tout comme bien évidemment les villages d’une grande partie de la Flandre intérieure, du Hainaut et du Cambrésis. Ils le resteront jusqu’en 1918. Jusqu’au 23 octobre pour le village d’Haspres.

Haspres

A la frontière entre le Hainaut et le Cambrésis, équidistant de Valenciennes et de Cambrai, Haspres est un village qui, en 1914, compte 3 000 habitants. Un bourg de belle taille donc, mais qui demeure toutefois, pour la région, un village, avec une activité essentiellement agricole. Il y a bien quelques ateliers textiles et des tisseurs à domicile, mais rien de comparable avec les proches complexes sidérurgiques de Denain et de Valenciennes qui emploient de nombreux Haspriens. Quant aux mines, même si Douchy les Mines n'est qu'à sept kilomètres, elles n’attirent guère et le village est demeuré totalement étranger à la culture des gens de la mine. Une particularité qui ancre cette localité plus dans le Cambrésis que dans le Hainaut, même si elle dépend administrativement de la sous-préfecture de Valenciennes.

Le village envahi

Le 25 aout 1914 donc, un détachement de uhlans arrive sur la grand place du village, à la stupéfaction des Haspriens qui ne s’attendaient guère à une invasion aussi précoce. Seule une bonne centaine d’entre eux avait d’ailleurs fui le village. A l’issue d’un bref, mais aussi meurtrier combat, le 26ème régiment d’infanterie territoriale abandonne le terrain. Constitué de soldats originaires du département de la Mayenne, ce régiment aura perdu 2146 hommes dans ce que l’on appelle la bataille de l’Escaut, 65% de ses effectifs. 35 d’entre eux ont été tués sur le sol de la commune d’Haspres. Leur nom figure sur le monument aux morts du village. Avec la retraite de cette unité c’en est terminé des combats. Haspres sera sous la botte allemande pendant 1 551 jours, jusqu’à sa libération par la III ème armée britannique.

Le village occupé

Pour marquer son pouvoir, l’ennemi installe aussitôt dans les locaux de la pharmacie, en face de la mairie, une kommandantur, avec à sa tête un commandant de place. Et le village va, pendant quatre ans, vivre à l’heure allemande. Expression doublement justifiée.

D’abord parce qu’il se voit imposer de suite le passage à l’heure en usage en Allemagne, avancée d’une heure par rapport à l’heure légale en vigueur en France calée sur le méridien de Greenwich. Et quand, à partir de 1916, les belligérants adopteront progressivement le principe d'une heure spécifique pour l'été afin d'économiser le charbon et que la France se retrouvera alors à l'heure GMT+1, l'Allemagne passera elle à l'heure GMT+2 et les horloges de la zone occupée se retrouveront toujours avancées d'une heure par rapport à celles de l'arrière.

Ensuite parce que dans la vie courante les populations occupées sont contraintes de s'habituer aux us et coutumes de l’occupant. Notamment de sa langue. C’est ainsi que pour aller à la gare, c’est le panneau indicateur zu bahnof qu’il faut suivre. L’habitude va d’ailleurs se prendre d’utiliser certains mots allemands et il en restera des traces. Les pommes de terre de mon enfance seront ainsi des cartoffes (du mot allemand kartoffen).

Moins anecdotique que ce changement apporté aux habitudes des villageois, l'occupation allemande sera synonyme d’atteintes graves aux biens et aux personnes.

Les réquisitions

Atteintes aux biens d'abord avec les incessantes réquisitions infligées à la population, aussi massives qu’inattendues. A consulter les documents d'époque, on voit que rien n’échappe à l’appétit de l’envahisseur. Ce sont ainsi par exemple les objets en cuivre et en plomb, le tabac et les savons, les bretelles et les caleçons, les cartes à jouer et même les bas des femmes qui sont réquisitionnés par l’armée allemande. En juillet 1918, la population du village doit par exemple fournir 4 000 bouteilles, vides. De même un certain Dhaussy, et la liste vaut d’être citée tant elle témoigne de la voracité de l’occupant, mais aussi en creux de son dénuement, se voit taxer en ce même mois de juillet 1918, d’une marmite, d’un chaudron, d’un couet, d’une louche à soupe, d’une casserole, d’un seau, d’une cafetière, de six verres à bière, de douze assiettes, de six tasses de café et d’un oreiller ! A cette même époque, les baignoires émaillées (il y en avait quatre dans le village) sont confisquées. Autre indication qui témoigne dramatiquement de l’ampleur des réquisitions : en 1918, seules deux familles ont conservé un matelas, uniquement parce qu’elles abritaient un infirme. Il en va de même pour le bétail. En 1914 sont réquisitionnés 14 boeufs, 2 taureaux et 216 moutons. En 1917, en quatre temps, sont subtilisés 10 taureaux, 47 vaches et 11 veaux. Il va sans dire que les chevaux ont eux aussi été confisqués.

Il y a aussi des prélèvements sur le blé. Dès les premiers jours de l’occupation, 200 hectolitres de blé sont réquisitionnés chaque semaine. Certes l’armée allemande les paie, mais au cinquième de leur valeur. Idem pour les oeufs qui doivent être livrés à raison de 1800 par semaine.

En plus de ces réquisitions organisées, les civils seront en outre les victimes d'actes de pillage, tout au long de la guerre et particulièrement lorsque les événements les contraindront à abandonner leur maison.

Conséquence de tout cela, la disette s’installe peu à peu et s’amplifie à mesure que l’occupation se prolonge. En 1915, chaque habitant n’a plus droit qu’à une ration quotidienne de 40 grammes de farine, 50 grammes de viande ou de lard, 30 grammes de féculents, 10 grammes de beurre et 7 grammes de café.

Fort heureusement la population va pouvoir bénéficier des livraisons alimentaires mises en place par la commission for relief of Belgium, une organisation internationale dont la quasi-totalité des fonds provient des Etats Unis, soit par le moyen d'une subvention de l’État fédéral, soit par celui de donations de particuliers ou d'associations. Avec un budget de 12 millions de dollars, cette organisation, dont le futur président, Herbert Hoover, était la cheville ouvrière, enverra régulièrement des vivres qui, depuis Bruxelles, seront acheminés vers les villes et les villages occupés, tant en Belgique qu’en France. C’est ainsi que les Haspriens verront arriver des camions leur apportant entre autres des haricots, de la choucroute, du lard, du lait concentré, de la céréaline.

Pour être complet sur ce chapitre des réquisitions, mentionnons aussi que l’armée d’occupation prélèvera régulièrement du numéraire, sous la forme d’un impôt de guerre. En 1916, il s’élèvera à 166 000 francs pour Haspres, en 1917 à 399 190 francs. On voit par-là que plus la guerre se prolonge, plus les prélèvements s’alourdissent. Rappelons enfin que les habitants devaient en tant que de besoin loger les soldats allemands et fournir une installation pour leurs chevaux.

Les privations de libertés

Atteintes aux personnes ensuite avec la mise en cause grave de quelques libertés fondamentales.

Ainsi la liberté de l'information. Le seul journal qui paraisse régulièrement dans le département est la Gazette des Ardennes, ainsi nommée parce qu’elle est imprimée à Charleville Mézières. Élaboré pour l’essentiel à partir d’extraits de dépêches officielles, son contenu était largement orienté et ses lecteurs savaient qu’il ne présentait qu’une version bien partielle et partiale des événements. Ce qui n'empêchait pas qu'il fût très lu car il donnait régulièrement des renseignements sur le sort des prisonniers de guerre français.

Pour compléter le verrouillage de l’information, les appareils téléphoniques sont confisqués, tous les pigeons voyageurs éliminés, toute correspondance avec la France libre interdite. Aussi, pour ce qui était des opérations militaires, la population en était-elle réduite à tenter de s’en faire une idée en scrutant la mine plus ou moins satisfaite des soldats ennemis, en supputant le rapprochement ou l’éloignement du front à partir de la plus ou moins grande intensité des duels d’artillerie, ou encore de l'observation des quelques rares combats aériens qui se déroulèrent dans le ciel du Hainaut. Nombreuses et graves restrictions aussi à la liberté d’aller et venir : interdiction de sortir du village sans un laissez-passer délivré par la kommandantur, interdiction de s’approcher des voies de chemin de fer, instauration du couvre-feu du crépuscule à l’aube, sous l’oeil et la menace d’une feld gendarmerie peu amène. En 1917, un jeune homme d'Haspres surpris la nuit tombée dans un chemin de terre sera abattu par une sentinelle allemande.

Dans un registre proche, on peut évoquer les réquisitions des personnes. Dès novembre 1914, ce sont les terrassiers, menuisiers, charpentiers et forgerons dont l'armée allemande exige le concours.

Par la suite, chaque matin, les femmes régulièrement, les enfants à l’occasion, devront se rassembler sur la place du village pour, escortés par un chef d’équipe allemand, s’en aller dans les champs pour y semer, désherber, récolter, etc.

Quant aux jeunes gens d’Haspres, ceux qui n’avaient pas été mobilisés en 1914 parce que trop jeunes, seront enrôlés pour aller, les uns travailler dans une proche sablière, les autres creuser des tranchés pour l’ennemi, et ce en complète dérogation avec la convention de La Haye. Bientôt ces jeunes hommes feront partie des ZAB, bataillons de travailleurs civils, au service de l’armée allemande.

Menaces et punitions

Toutes les réquisitions, toutes les obligations et toutes les interdictions sont affichées dans le village, toujours accompagnées de menaces en cas de transgression, l'amende, la prison, voire le peloton d'exécution.

L'occupant ne néglige aucun détail. Ainsi, le 28 mai 1918, sont placardées des affiches rappelant aux Haspriens qu’il convient de saluer les officiers croisés en chemin et qu’à cette occasion ils doivent retirer leur coiffe et l’abaisser jusqu’à la taille. Pour intimider un peu plus encore la population, l’armée allemande recourt souvent à d’autres formes de sanction. Sous des formes variées : collectives, préventives, pour le compte d’autrui et d’autres encore que l'on peut qualifier de ciblées.

Collectives lorsque la commune d’Haspres par exemple est, le 7 aout 1917, condamnée à 3 000 marks d’amende parce que la composition du lait fourni à l’armée d’occupation aurait été falsifiée.

Préventives avec les prises d’otages. A Haspres, le jour de l’invasion, 17 otages sont enfermés dans une cave pour garantir la sécurité des troupes d’invasion et prévenir d’éventuels désordres. Ils seront relâchés dans la soirée. Il n’y en aura pas d’autres. Mais ailleurs cette pratique ne cessera jusqu’à devenir une politique générale et systématique. Pour le compte d’autrui. Ainsi quand des gamins du village de Verchain-Maugré, tout proche d’Haspres, déchirent des affiches allemandes, c’est le maire personnellement qui est condamné à une amende de 300 francs.

Ciblées, avec une prédilection pour les notables qui seront souvent placés en première ligne, et en tous les cas nullement protégés par leur statut social, comme l’a bien montré Annette Becker. On vient de le voir avec le maire de Verchain- Maugré. De même pour revenir à la rafle et à la déportation de jeunes femmes évoquées au début de la communication, les femmes de la bourgeoisie ne seront, à leur grande sidération, et aussi et peut-être plus encore à celle des femmes du peuple, guère épargnées et, à leur plus grande honte, seront soumises aux mêmes examens humiliants que ceux infligés aux prostituées. On le verra aussi avec le choix des otages. Ils seront nombreux parmi les élus, les industriels, les instituteurs, les prêtres. De manière plus générale, l’occupant fera en sorte de toujours rabaisser les notables. Lorsque, peu après l’invasion, le maire d’Haspres, Jean Baptiste Marouzé rejoint son régiment, la Gazette des Ardennes se moque et persifle le maire prit la poudre…, la poudre d’escampette dès qu’il aperçut quelques casques à pointes.

Dans la même veine, les religieux, et les lieux de culte, sont l’une des cibles favorites de l’envahisseur. Nombreux seront les prêtres emprisonnés ou envoyés en Allemagne, fréquentes seront les réquisitions d'églises catholiques pour les besoins du culte protestant. Bien pire, des lieux de culte seront sauvagement saccagés. Dans ses souvenirs, la princesse Marie de Croÿ, mentionne les méfaits commis dans l’église du village de Hourdain. Transformée en écurie, ses ornements liturgiques et ses nappes d’autel seront utilisés comme litières, et ce lieu sacré sera, nous dit-elle, le témoin d'inqualifiables scènes d'orgies.

De la soumission à la résistance

Asservie, humiliée, maltraitée, comment réagit la population ? Le journaliste américain John Reeves, qui traverse la zone occupée dans une voiture allemande s’entendra traiter de cochon et de boche. Il verra des femmes lever le poing à son passage et cracher dans sa direction. Les hommes se montraient, selon son témoignage, moins hardis car pour eux le risque de sanction était sans doute plus important et les punitions étaient lourdes à l’encontre de ceux qui manifestaient une quelconque hostilité voire tout simplement manquaient de respect à l’endroit de l’armée allemande. Certains allèrent-ils plus loin dans l’insoumission, voire dans ce que l’on appellera bientôt la résistance ? Dans le village d’Haspres il n’en a pas été trouvé trace. Mais on peut supposer que l'obéissance aux instructions allemandes ne fut jamais ni spontanée ni générale comme le laisse d'ailleurs à penser la nécessité pour l'envahisseur de renouveler ses instructions et ses menaces. Face aux multiples réquisitions, on peut imaginer sans peine que certains se dérobèrent en cachant les légumes de leur jardin et autres victuailles. A croire nombre de récits familiaux, les bouteilles de vin semblent avoir été l'objet tout à la fois d'une forte avidité des uns et d'une non moins forte dissimulation des autres. Beaucoup de ces bouteilles ne reverront le jour qu'après l'armistice. Certains n'hésiteront pas même à cacher des armes comme le fermier Charles Joly chez qui sera découvert un revolver. Ce qui lui vaudra d'être emprisonné en Allemagne jusqu'à l'armistice.

En étendant le propos au département du Nord, ce sont bel et bien des actes de résistance qu'il faut mentionner. C'est ainsi qu'on verra apparaître une presse clandestine avec L'oiseau de France imprimé à Roubaix. C’est ainsi que seront mises sur pied, et ce dès les premiers jours de l'occupation, des filières d’évasion pour les soldats français ou britanniques que la rapidité de l’armée allemande avait laissés en arrière de leurs lignes. C’est ce à quoi s'emploiera la princesse de Croÿ qui, depuis son château de Bellignies, organisera tout un réseau pour que ces hommes rejoignent les Pays Bas depuis Bruxelles où les réceptionnait l’infirmière anglaise Edith Cavell. Infiltré par des espions, le réseau tombera en aout 1915. Edith Cavell sera fusillée en octobre et Marie de Croÿ condamnée à 10 ans de travaux forcés. Ses Mémoires attestent de la dureté de sa détention dans la prison de Siegburg.

Le triste sort des gens du Nord

Au début de cette communication, a été évoqué le triste sort qui fut réservé en 1916 à plusieurs milliers de femmes de la région de Lille. Elles ne furent pas, loin s'en faut, les seules à quitter alors la terre natale. Dans une conférence qu'il prononça en 2007 le professeur Nivet, auteur d’un ouvrage remarqué sur la France occupée durant la Grande Guerre, estime que ce sont 500 000 personnes qui furent contraintes à rejoindre la France non occupée, dans de massifs convois de rapatriement organisés par les Allemands soucieux, on l'a dit de se débarrasser de bouches inutiles. Le plus souvent ces hommes et surtout ces femmes, furent ainsi expédiés vers la Suisse pour rejoindre ensuite la Haute Savoie et de là être répartis dans la presque totalité des départements français, dès lors qu’elles y trouvaient un correspondant. Avec les réfugiés qui fuiront d'eux-mêmes la zone des combats, Alain Jacobzone estime que ce sont trois millions de personnes qui rejoindront la France non occupée. Le département de Maine et Loire en accueillera en permanence une dizaine de milliers, 32 000 en 1918 alors que les troupes allemandes menaient de nouveau une grande offensive, soit alors 6 % de la population autochtone. Un effort double de celui consenti par les départements voisins, triple même de celui de la Vendée.

Dans une note du 15 septembre 1914, le préfet de Maine et Loire, se réjouissait de ce que les réfugiés ont partout été cordialement accueillis par les habitants de nos communes et de ce que ceux-ci se déclarent satisfaits de leurs hôtes. Mais les choses ne furent pas toujours aussi idylliques et la solidarité ne fut pas toujours sans failles.

Voici par exemple, à s’en tenir aux départements de l’Ouest, le Sous-Préfet de Dinan qui écrit à sa hiérarchie que certains habitants ont été trop bons et nourrissent à rien faire des gens robustes qui flânent toute la journée, voici le député maire de Caulnes, une bourgade de ce qui était alors les Côtes du Nord, qui se dit confronté ni plus ni moins à une race d’évacués fainéants et exigeants, voici des propriétaires nantais qui apposent des pancartes sur les biens qu'ils mettent en location indiquant que les réfugiés sont priés de s’abstenir. Voici encore le maire de Chalonnes qui s’insurge contre les hommes qui trouvent bon de ne rien faire et les femmes qui ne savent rien faire et considère que le contact permanent de ces réfugiés avec les habitants est impossible. Voici enfin le maire de Saint Pierre en Retz qui, au reçu d’une note de son Sous-Préfet écrit Monsieur le Sous-Préfet de Paimboeuf prétend imposer cinq réfugiés par famille dans ma commune. Je refuse… .

Ainsi, loin du décorum patriotique avantageusement mis en scène, les civils de l'arrière firent parfois preuve d'une solidarité bien frileuse à l’égard de leurs malheureux compatriotes. Compatriotes certes, mais ne venaient-ils pas, comme l’écrivait sans vergogne, en septembre 1918, un rédacteur du journal Le Rémois des pays Boches du Nord ? Il n'était d’ailleurs pas rare, dans la vie de tous les jours, que ces déportés et réfugiés fussent désignés comme étant des Boches du Nord. Imaginons comment celles et ceux qui avaient tant souffert de l’occupation et arrivaient dans la plus grande détresse morale et matérielle, ces pauvres évacués que Marc Bloch dépeint dans ses carnets comme ahuris, bousculés par les gendarmes, gênants et pitoyables, pouvaient recevoir ce qualificatif !

L'instruction des enfants sacrifiée

En conclusion une partie de la France connut, durant la 1ère guerre mondiale une occupation longue, pénible et humiliante.

Pour les adultes. Mais aussi pour les enfants. Pour eux, la faim, la peur, le deuil seront leur quotidien, cependant qu’ils pâtissaient de graves défaillances dans leur instruction. Beaucoup ne rattraperont jamais le retard scolaire accumulé durant ces longs mois pendant lesquels leurs écoles étaient réquisitionnées pour loger la troupe et pendant lesquels ils étaient régulièrement contraints d’aller travailler dans les champs. De manière paradoxale, l’armée allemande qui utilisait ainsi les locaux scolaires et obligeait les garçons et les filles à servir de main d’oeuvre gratuite pour les travaux agricoles, veillera à ce que ces enfants ne manquent pas l'école, du moins bien sûr quand ils n’en avaient pas besoin, en infligeant des amendes aux parents distraits ou récalcitrants ! Mais peut-être n’était-ce là qu’un prétexte supplémentaire pour sévir. Une intéressante source d’information, sur ce que fut l’instruction dans les territoires envahis, peut être trouvée dans les réponses apportées par les instituteurs à une enquête diligentée par le Recteur de l’académie de Lille au printemps 1920. Peut-être ce thème pourrait-il faire l’objet d’une prochaine communication dans le cycle consacré à la commémoration de la Grande Guerre.

Occupation ou invasion ?

Il demeure un élément qu'il convient de présenter à présent, c'est le point de vue de l'occupant.

Intéressante est à cet égard l'analyse qui en a été faite dans un article paru en 2014 dans la revue éditée par la fédération des sociétés d’archéologie et d’histoire du département de l’Aisne, à partir des archives de la VIIème armée allemande qui occupa un temps ce territoire.

Ces documents rappellent une évidence. L’armée allemande est alors en guerre. C’est une armée combattante qui ne perd jamais de vue deux priorités essentielles. Pourvoir à son ravitaillement d'abord, fût-ce et ce sera souvent le cas comme nous l'avons constaté, au détriment des populations spoliées sans mesure. Garantir ensuite sa sécurité en faisant notamment en sorte que ses mouvements soient strictement ignorés par le camp d’en face. Ce qui justifie à ses yeux, lorsque cela est nécessaire, les déplacements brutaux des populations civiles.

De 1914 à 1918, nous ne sommes pas dans la situation qui prévaudra après le 22 juin 1940, non plus que fin 1918, lorsque l’armée française occupera la Rhénanie en application des clauses de la convention d’armistice de Rethondes. D'ailleurs, contrairement à ce qui se passe en Belgique où se met en place l'embryon d'une nouvelle administration civile, les territoires français occupés durant la grande Guerre sont placés sous l'autorité de l'armée allemande.

A partir de 1914, on se bat et nul ne sait alors quelle sera la durée des combats et quel sera leur dénouement. Il n'est à ce stade pas question d'envisager le devenir hypothétique des territoires que se disputent les armées allemandes et alliées. Aussi ne doit-on pas parler au cas d’espèce d'une occupation mais bien plutôt d’une invasion, comme le feront les autorités françaises pendant toute la durée de la guerre et comme le fera Van der Meersch en choisissant ce substantif comme titre de son roman. Seule sa durée permettra de parler non d'une invasion mais d'une occupation.

C'est là une précision sémantique qui n’est pas neutre et que l’on se doit de garder à l’esprit lorsque l’on analyse les faits qui viennent d'être évoqués.

Texte intégral de Gérard Lesage.

 
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